Lire un livre pour en jouir, ce n’est pas le lire pour oublier le reste, mais c’est laisser ce reste s’évoquer librement en nous, au hasard charmant de la mémoire ; ce n’est pas couper une œuvre de ses rapports avec le demeurant de la production humaine, mais c’est accueillir avec bienveillance tous ces rapports, n’en point choisir et presser l’un aux dépens des autres, respecter le charme propre du livre que l’on tient et lui permettre d’agir en nous… Et comme, au bout du compte, ce qui constitue ce charme, ce sont toujours des réminiscences de choses senties et que nous reconnaissons ; comme notre sensibilité est un grand mystère, que nous ne sommes sensibles que parce que nous sommes au milieu du temps et de l’espace, et que l’origine de chacune de nos impressions se perd dans l’infini des causes et dans le plus impénétrable passé, ou peut dire que l’univers nous est aussi présent dans nos naïves lectures qu’il l’est au critique-juge dans ses défiantes enquêtes… Je crois bien que j’ai fait une digression. […] Brunetière l’a démontré par trois arguments principaux, si j’ai bonne mémoire : 1e Par les dates. […] « Et tout en applaudissant à votre réquisitoire, je repassais dans ma mémoire les principaux personnages de Molière. […] Par cette critique, La Motte commençait le mouvement qui, par Diderot, Mercier et Lessing, se propageait de France en Allemagne, et d’Allemagne, revenant en France, devait aboutir à la révolution dramatique de 1830. » Et, remontant toujours, on retrouverait tel ou tel élément de la « comédie sérieuse » ou de la « tragédie dramatique » dans les « moralités », déjà pleurardes, de Boursault, puis dans les comédies de Corneille ; on noterait aussi, dans la préface de Don Sanche, la phrase bien connue où Corneille fait cette réflexion, que les malheurs des hommes de notre condition, transportés sur la scène, pourraient d’aventure nous inspirer plus de terreur et de pitié que les infortunes des rois (je cite de mémoire ou à peu près) ; et l’on conclurait donc que le « théâtre moderne » est en germe dans cette phrase. […] Je continue à chercher dans ma mémoire, pour le noter d’abord, ce que ce concours a eu de particulier.