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1044. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Souvenirs de soixante années, par M. Étienne-Jean Delécluze, (suite et fin) »

Étienne donne un démenti formel à cette première satire d’Horace : il n’envie personne, il n’a jamais aspiré à un autre sort que le sien ; il est vrai qu’il n’a jamais eu proprement de profession (hormis pour un temps très court), et que de bonne heure une fortune suffisante lui a permis de lire, d’étudier à son aise et de se livrer à l’heureuse modération de ses penchants. […] Il ne manquerait cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille, s’appelât travailler. » Il se flatte aujourd’hui d’avoir à peu près réalisé ce plan qu’il s’était proposé, d’avoir vécu en sage et en philosophe, étranger à ce qu’on appelle succès, indifférent à ce qu’on appelle gloire, et de s’être uniquement « attaché, en cultivant les lettres, à mettre en jeu les ressources de son intelligence, dans l’espoir de prendre une idée de l’ensemble des choses de ce monde où il ne fera que passer, et de purifier, autant qu’il est possible, son esprit et son âme par la méditation et l’étude. » Ce sont ses propres termes, et je n’ai pas voulu affaiblir l’expression de cette satisfaction élevée ; mais il est résulté de cette conscience habituelle de sa propre sagesse et de cette confiance tranquille en soi, qu’il a été enclin à voir les autres plus fous ou plus sots qu’ils n’étaient peut-être ; il se disait, en les écoutant, en les voyant animés de passions diverses : « Est-il possible que tous ces gens-là ne soient point raisonnables et sages comme moi-même ?  […] Cet avertissement était nécessaire pour ceux qui, sans connaître l’auteur, liront le volume publié aujourd’hui. […] Il comptait bien d’ailleurs, l’épicurien et le raffiné, ne parler que pour une élite ; il a lâché son mot dans une lettre à Thomas Moore ; il n’écrit, dit-il, que pour un petit nombre d’élus, « happy few très-fâché que le reste de la canaille humaine (c’est son mot) lise ses rêveries. » Depuis Siéyès et l’avénement de la démocratie, pensait-il encore, il n’y a plus que l’aristocratie littéraire qui ose aimer les phrases simples et les pensées naturelles : il entendait bien rester de cette aristocratie ; et il narguait le reste du monde qui se prend au bombast, au bouffi et au fardé en tout genre.

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