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1945. (1868) Rapport sur le progrès des lettres pp. 1-184

Laissant donc les critiques de côté et me bornant à retracer les caractères les plus généraux de la critique actuelle, je crois qu’on peut la diviser en trois branches principales : la première, qui se rattache, mais sans superstition, à la méthode classique et remonte aux principes et à la philosophie de l’art sur les traces des grands critiques anciens, Aristote, Horace, Cicéron, Quintilien, s’aidant aussi de ceux de nos grands écrivains modernes qui ont bien voulu nous révéler quelques-uns de leurs secrets, Corneille dans l’examen de ses propres pièces, Racine dans ses trop courtes préfaces, Voltaire en cent lieux de ses ouvrages ; la seconde, que l’on pourrait appeler, sans vouloir la rabaisser et lui faire tort, la critique de fantaisie, l’examen des œuvres littéraires ne lui servant que d’occasion ou de prétexte pour développer ses propres idées et se livrer à des excursions sérieuses ou légères ; la troisième, biographique et psychologique avant tout, cherchant moins le livre dans l’auteur que l’auteur dans le livre, classant les différents esprits dans les différents siècles par genres et par espèces comme on classe des plantes dans un herbier, acceptant tout, le laid et le beau, le raisonnable et l’insensé, à titre de produits de l’esprit humain, pourvu que la sève ait monté et qu’un rejeton vigoureux soit sorti du tronc commun. […] Le roman y avait d’autres droits encore : le droit que lui confère son action sur les masses, le droit de sa valeur propre en tant que genre littéraire, et, en troisième lieu, un droit que j’appellerai de dédommagement. […] Le centaure Chiron a repris le k, qui lui donne un aspect plus farouche, et les noms de lieux ne se produisent dans les vers du poëte qu’avec leur véritable orthographe et leurs épithètes traditionnelles. […] Zim-Zizimi et le sultan Mourad nous montrent l’Orient du moyen âge avec ses splendeurs fabuleuses, ses rayonnements d’or et ses phosphorescences d’escarboucles sur un fond de meurtre et d’incendie, au milieu de populations bizarres venues de lieux dont la géographie sait à peine les noms. […] Appliqués à la littérature, au théâtre surtout, — car c’était là que se portait le vif du débat, — le premier représentait l’art français, non pas, malheureusement, dans ses véritables chefs-d’œuvre (je le répète, l’immense rayonnement de Voltaire avait en quelque sorte éclipsé la tragédie antérieure), mais dans la lettre morte de ses traditions mal suivies et de ses règles devenues stériles ; le second représentait cet art nouveau qui voulait rendre à l’homme ses passions, ses faiblesses, les inégalités de ses doubles instincts, tout ce que les mauvaises contrefaçons des maîtres lui avaient successivement retranché pour en faire un personnage tragique, tirait le héros de ses portiques vides pour le replacer dans la vérité du lieu, dans la vérité de l’histoire, dans toutes les vérités qui nous entourent, associait enfin aux émotions du drame les grands aspects du paysage, les contrastes saisissants, les harmonies mystérieuses par lesquelles, mère ou marâtre, la nature universelle répond à nos détresses.

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