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271. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « George Farcy »

Une grande timidité, beaucoup de réserve, une sorte de sauvagerie ; une douceur habituelle qu’interrompait parfois quelque chose de nerveux, de pétulant, de fugitif ; le commerce très-agréable et assez prompt, l’intimité très-difficile et jamais absolue ; une répugnance marquée à vous entretenir de lui-même, de sa propre vie, de ses propres sensations, à remonter en causant et à se complaire familièrement dans ses souvenirs, comme si, lui, il n’avait pas de souvenirs, comme s’il n’avait jamais été apprivoisé au sein de la famille, comme s’il n’y avait rien eu d’aimé et de choyé, de doré et de fleuri dans son enfance ; une ardeur inquiète, déjà fatiguée, se manifestant par du mouvement plutôt que par des rayons ; l’instinct voyageur à un haut degré ; l’humeur libre, franche, indépendante, élancée, un peu fauve, comme qui dirait d’un chamois ou d’un oiseau73 ; mais avec cela un cœur d’homme ouvert à l’attendrissement et capable au besoin de stoïcisme : un front pudique comme celui d’une jeune fille, et d’abord rougissant aisément ; l’adoration du beau, de l’honnête ; l’indignation généreuse contre le mal ; sa narine s’enflant alors et sa lèvre se relevant, pleine de dédain ; puis un coup d’œil rapide et sûr, une parole droite et concise, un nerf philosophique très-perfectionné : tel nous apparaît Farcy au sortir de l’École normale ; il avait donc, du sein de sa vie monotone, beaucoup senti déjà et beaucoup vu ; il s’était donné à lui-même, à côté de l’éducation classique qu’il avait reçue, une éducation morale plus intérieure et toute solitaire. […] Il avait beaucoup désiré connaître le monde, le voir de près dans son éclat, dans les séductions de son opulence, respirer les parfums des robes de femmes, ouïr les musiques des concerts, s’ébattre sous l’ombrage des parcs ; il vit, il eut tout cela, mais non en spectateur libre et oisif, non sur ce pied complet d’égalité qu’il aurait voulu, et il en souffrait amèrement. […] voyez, voyez mon âme encore marquée des flétrissantes empreintes de l’esclavage, voyez ces blessures honteuses que le temps et mes larmes n’ont pu fermer encore… Laissez-moi, je veux être libre… Ah ! j’ai dédaigné de plus douces chaînes ; je veux être libre. […] Enfin, vers septembre 1826, voilà Farcy libre, maître de lui-même ; il a de quoi se suffire durant quelques années, il part ; tout froissé encore du contact de la société, c’est la nature qu’il cherche, c’est la terre que tout poëte, que tout savant, que tout chrétien, que tout amant désire : c’est l’Italie.

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