Cette comparaison est d’autant plus juste qu’à beaucoup d’époques il semble reculer, et revient ensuite sur ses pas, en ayant gagné quelques degrés de plus. […] Si la vanité littéraire hésite à prononcer, le bon sens et la vertu n’hésitent pas : la plus grande des deux, c’est celle qui est le plus femme, c’est-à-dire la plus obscure ; car selon la juste expression d’un ancien, la gloire déplacée n’est que la plus grande des petitesses. […] LIX Cependant il faut reconnaître, pour être juste, que la vie, les œuvres et le génie de madame de Staël ont eu un autre résultat pour sa patrie et pour l’Europe, que ce bruit de son nom et cet éclat de son génie. Elle a fait home aux hommes de leur servitude ; elle a protesté contre la tyrannie ; elle a entretenu ou rallumé dans les âmes le feu presque éteint de la liberté monarchique, représentative ou républicaine ; elle a détesté à haute voix, quand tout se taisait ou applaudissait, le joug soldatesque, le pire de tous, parce qu’il est de fer, et qu’il ne se brise pas même, comme le joug populaire, par ses propres excès ; elle a donné du moins de la dignité au gémissement de l’Europe ; elle a été vaincue, mais elle n’a pas consenti à sa défaite, elle n’a pas loué l’oppression, elle n’a pas chanté l’esclavage, elle n’a pas vendu ou donné un seul mot de ses lèvres, une seule ligne de sa main à celui qui possédait l’univers pour doter ses adulateurs ou pour exiler ses incrédules ; elle a édifié et consolé l’esprit humain ; elle a relevé le diapason trop bas des âmes ; elle a trouvé dans la sienne, elle a communiqué à ceux qui étaient dignes de la lire, un certain accent antique peu entendu jusqu’à elle, dans notre littérature monarchique et efféminée, accent qui ne se définit pas avec précision, mais qui se compose de la sourde indignation de Tacite, de l’angoisse des lettres de Cicéron, du murmure anonyme du Cirque quand Antoine présente la pourpre à César, du reproche de Brutus aux dieux quand il doute de leur providence après la défaite de la cause juste, du gémissement de Caton quand il se perce de son épée pour ne pas voir l’avilissement du genre humain !