Dans un lointain qui fuit ma jeunesse recule, Ma sève refroidie avec lenteur circule, L’arbre quitte sa feuille et va nouer son fruit : Ne presse pas ces jours qu’un autre doigt calcule, Bénis plutôt ce Dieu qui place un crépuscule Entre les bruits du soir et la paix de la nuit ! […] Cette divinité du foyer, les animaux eux-mêmes l’entendent et la sentent ; car au moment où ma jument aperçut, quoique de si haut et de si loin, les tours du château et les grands prés à droite, où elle avait galopé et pâturé tant de fois dans sa jeunesse, un frisson courut en petits plis de soie sur son encolure ; elle tourna ses naseaux à droite et à gauche en flairant le vent, elle rongea du pied le rocher de granit sur lequel je l’avais arrêtée, elle hennit à ses souvenirs d’enfance, et, lançant deux ou trois ruades de gaieté à mes chiens sans les atteindre, elle bondit sous moi, en essayant de me forcer la main pour s’élancer vers ses chères images. […] Le vent du midi avait redoublé d’haleine à mesure que le soleil était monté sous le ciel ; il avait pris les bouffées et les rafales d’une tempête sèche ; depuis que le soleil avait commencé à redescendre vers le couchant, il avait balayé comme un cristal le firmament ; il faisait rendre aux bois, aux rochers, et même aux herbes, des harmonies qui semblaient mêlées de notes joyeuses et de notes tristes, d’embrassements et d’adieux, de terreur et d’enthousiasme ; il amoncelait en tourbillons les feuilles mortes, et puis il les laissait retomber et dormir en monceaux miroitants au soleil : ce vent avait dans les haleines des caresses, des tiédeurs, des sentiments, des mélancolies et des parfums qui dilataient la poitrine, qui enivraient les oreilles, qui faisaient boire par tous les pores la force, la vie, la jeunesse d’un incorruptible élément. […] Je me rappelais père, mère, sœurs, enfance, jeunesse, amis de la maison, contemporains de mes jours de joie et de fête, arbres d’affection, sources abritées, animaux chéris, tout ce qui avait jadis peuplé, animé, vivifié, enchanté pour moi ce vallon, ces prairies, ces bois, ces demeures. […] J’ai relu, pour ainsi dire, ma vie tout entière sur ce livre de pierre composé de trois sépulcres : enfance, jeunesse, aubes de la pensée, années en fleurs, années en fruits, années en chaume ou en cendres, joies innocentes, piétés saintes, attachements naturels, études ardentes, égarements pardonnés d’adolescence, passions naissantes, attachements sérieux, voyages, fautes, repentirs, bonheurs ensevelis, chaînes brisées, chaînes renouées de la vie, peines, efforts, labeurs, agitations, périls, combats, victoires, élévations et écroulements de l’âge mûr sur les grandes vagues de l’océan des révolutions, pour faire avancer d’un degré de plus l’esprit humain dans sa navigation vers l’infini !