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598. (1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre I. Décomposition du Moyen âge — Chapitre I. Le quatorzième siècle (1328-1420) »

La noblesse féodale fournira des mérites, des dévouements individuels : mais, à la prendre en corps, son rôle bienfaisant est fini ; elle fait décidément banqueroute à l’intérêt public ; elle devient l’obstacle, l’ennemie, et réunit contre elle la bourgeoisie et le roi, rendant dès lors inévitables ces deux étapes du développement national : la monarchie absolue et la Révolution. […] Les désordres scandaleux du schisme, les indignes querelles des antipapes, les ambitions, les passions, les mœurs, le luxe des cardinaux et des évêques, le marchandage effréné des dignités ecclésiastiques, la politique et les intérêts personnels se jouant de la religion, la déviation du grand mouvement chrétien qui avait créé les ordres mendiants, les richesses insolentes, l’esprit dominateur et intrigant de ces humbles moines, tout cela n’empêchait pas de croire, mais tout cela détachait de la forme actuelle de l’Église, tout cela rendait la simple obéissance, la docilité confiante à l’Église de plus en plus impossibles : et la foi des peuples se tournait en explosions indisciplinées de zèle individuel, en sombres exaltations où peu à peu se précisait l’idée que l’Église perdait la religion du Christ, et que les gens d’Église perdaient l’Église. […] Comme lui, il ne fut d’Église que pour avoir part aux revenus de l’Église, du reste l’esprit le plus laïque qu’on puisse voir : comme lui, il recueillait de toutes bouches l’exact détail des événements, à grands frais et fatigue de corps, aujourd’hui à Londres, demain en Écosse, cette année à Paris ou en Auvergne, l’autre en Avignon, en Béarn, en Hollande, toujours interrogeant et notant, et de loin en loin se reposant dans son Hainaut pour classer et rédiger ses notes : indifférent du reste aux intérêts vitaux des peuples et des temps dont il fait l’histoire, ni Anglais, ni Français, ni même Flamand de cœur et de sentiment national, clerc aujourd’hui de Madame Philippe reine d’Angleterre, demain chapelain de Mgr le comte de Blois, à l’aise dans tous les partis, sans amour et sans haine, parce qu’il est sans patrie, curieux seulement de savoir et de conter. […] Oresme a fait encore un Traité des monnaies, où sans déclamation, par bonnes et solides raisons, appuyées sur l’amour du bien public, il condamne fortement les rois et princes qui les altèrent : il pose très nettement à ce propos la limite des droits du roi, mettant au-dessus de sa volonté l’intérêt de la communauté, qu’il a charge de procurer. […] Tous ces mots n’ont pas été consacrés par l’usage : nos érudits, dès lors, comme plus tard au xvie siècle, les jetaient dans la langue avec une facilité un peu téméraire, effrayés et comme étourdis qu’ils étaient de la disproportion qu’ils apercevaient entre la pensée antique, si riche, si complexe, si élevée, et notre pauvre vulgaire, bornée jusque-là aux usages de la vie physique et des intérêts matériels.

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