On en ôte quantité de mots expressifs et pittoresques, tous ceux qui sont crus, gaulois ou naïfs, tous ceux qui sont locaux et provinciaux ou personnels et forgés, toutes les locutions familières et proverbiales356, nombre de tours familiers, brusques et francs, toutes les métaphores risquées et poignantes, presque toutes ces façons de parler inventées et primesautières qui, par leur éclair soudain, font jaillir dans l’imagination la forme colorée, exacte et complète des choses, mais dont la trop vive secousse choquerait les bienséances de la conversation polie. « Il ne faut qu’un mauvais mot, disait Vaugelas, pour faire mépriser une personne dans une compagnie », et, à la veille de la Révolution, un mauvais mot dénoncé par Mme de Luxembourg rejette encore un homme au rang des « espèces », parce que le bon langage est toujours une partie des bonnes façons Par ce grattage incessant la langue se réduit et se décolore : Vaugelas juge déjà qu’on a retranché la moitié des phrases et des mots d’Amyot357. […] Cela est plus commode pour l’attention paresseuse ; il n’y a que les termes généraux de la conversation pour réveiller à l’instant les idées courantes et communes ; tout homme les entend par cela seul qu’il est du salon ; au contraire, des termes particuliers demanderaient un effort de mémoire ou d’imagination ; si, à propos des sauvages ou des anciens Francs, je dis « la hache de guerre », tous comprennent du premier coup ; si je dis « le tomahawk », ou « la francisque », plusieurs supposeront que je parle teuton ou iroquois360. […] Tant de poèmes sérieux, depuis la Henriade de Voltaire jusqu’aux Mois de Roucher ou à l’Imagination de Delille, que sont-ils sinon des morceaux de rhétorique garnis de rimes ? […] L’imagination sympathique, par laquelle l’écrivain se transporte dans autrui et reproduit en lui-même un système d’habitudes et de passions contraires aux siennes, est le talent qui manque le plus au dix-huitième siècle.