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299. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Le Comte Léon Tolstoï »

Jadis, même dans la plus vaste de nos œuvres, dans L’Éducation sentimentale, si l’on ne conçoit, en effet, comme un tout La Comédie humaine ou Les Rougon-Macquart, un homme ne s’est ainsi attaqué à la tâche de donner une image adéquate et compacte de la vie, avec une pareille et si forte ardeur à saisir tout l’existant d’un coup, à le transcrire et le consigner perçu dans son extension matérielle et idéale, de temps et d’espace, de beauté, de grâce, d’énergie, de violence, de pathétique, de pensée. […] L’auteur est donc contraint, pour donner essor à la multiplicité d’images, d’actes et d’âmes qui le hante, à traiter négligemment le récit, les descriptions, les expositions successives, les narrations, et à compliquer autant que le lui permettront ses notions traditionnelles de l’art d’écrire, la série des actions, des intrigues diverses de ses romans pour arriver, par cet artifice, à présenter ses nombreux personnages presque simultanément et parallèlement. […] À mesure que l’œuvre déploie les méandres populeux de son cours, qu’elle va charriant les foules, les armées, les villes, les existences, les scènes, que s’entrouvent peu à peu les âmes, que vieillissent ou pubèrent les esprits et les corps, l’intelligence du lecteur, s’emplissant de tout un monde d’images suggérées, se penche sur ce spectacle avec la contemplation profonde, le suspens de l’être qui sous ces yeux ouverts verrait se dresser le spectre du monde, obscur et précis, où s’agitent ses semblables et lui-même. […] Il fallut que, se soustrayant en réfractaire à tout ce qu’enseignent de seconde main sur notre entourage les livres et les on-dit, il reçut par des sens naturellement aigus des impressions vraiment personnelles et propres à lui, de l’immense spectacle ambiant, que, coordonnées par une mémoire étonnamment continue, les diverses images des objets et des hommes, non pas agglomérées en idées générales, mais mises bout à bout en séries, lui apparussent en leur évolution aussi bien qu’en leur nature. […] Mais tous ceux qui aiment le feu de la vie malgré l’incessante mort de ses flammes, trouveront en ces livres la plus grande et la plus vraie des images fictives de ce monde, la plus complète représentation qui soit des derniers fleurissements de la force sur ce globe.

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