Il lui faut un culte, une légende, des cérémonies, afin de parler au peuple, aux femmes, aux enfants, aux simples, à tout homme engagé dans la vie pratique, à l’esprit humain lui-même dont les idées, involontairement, se traduisent en images. […] Comment des esprits aussi policés et aussi aimables auraient-ils pu épouser les sentiments d’un apôtre, d’un moine, d’un fondateur barbare ou féodal, les voir dans le milieu qui les explique et les justifie, se représenter la foule environnante, d’abord des âmes désolées, hantées par le rêve mystique, puis des cerveaux bruts et violents, livrés à l’instinct et aux images, qui pensaient par demi-visions, et qui pour volonté avaient des impulsions irrésistibles ? […] Cette idée, Rousseau l’a tirée tout entière du spectacle de son propre cœur410 : homme étrange, original et supérieur, mais qui, dès l’enfance, portait en soi un germe de folie et qui à la fin devint fou tout à fait ; esprit admirable et mal équilibré, en qui les sensations, les émotions et les images étaient trop fortes : à la fois aveugle et perspicace, véritable poète et poète malade, qui, au lieu des choses, voyait ses rêves, vivait dans un roman et mourut sous le cauchemar qu’il s’était forgé ; incapable de se maîtriser et de se conduire, prenant ses résolutions pour des actes, ses velléités pour des résolutions et le rôle qu’il se donnait pour le caractère qu’il croyait avoir ; en tout disproportionné au train courant du monde, s’aheurtant, se blessant, se salissant à toutes les bornes du chemin ; ayant commis des extravagances, des vilenies et des crimes, et néanmoins gardant jusqu’au bout la sensibilité délicate et profonde, l’humanité, l’attendrissement, le don des larmes, la faculté d’aimer, la passion de la justice, le sentiment religieux, l’enthousiasme, comme autant de racines vivaces où fermente toujours la sève généreuse pendant que la tige et les rameaux avortent, se déforment ou se flétrissent sous l’inclémence de l’air.