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619. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Edgar Poe »

Visionnaires, si on en croit les gens positifs, ces sortes d’esprits dont Shakespeare, qui n’a rien oublié sur sa route, nous a donné l’idéal dans Hamlet, et qui voient et regardent bien moins dans les choses que « dans l’œil de leur propre pensée ( in the eye of my mind ) », dit Hamlet, ressemblent à des peintres pour lesquels l’ordre du prisme serait renversé. […] En cela, il commet la gaucherie d’art qu’avait commise avant lui une femme d’un grand talent fantastique, cette Anne Radcliffe qui avait sous sa pâleur sinistre et idéale quelques gouttes du sang de Shakespeare. […] On n’a jamais, que je sache (et même Émile Hennequin, qui s’est si généreusement croisé pour la justification de sa mémoire), assez insisté sur le spiritualisme d’Edgar Poe, de ce poète suprêmement idéal et pur, condamné par le sort de sa naissance et de sa vie à des besognes américaines indignes de la hauteur et de la beauté de sa pensée, qu’il eût dû garder inviolée et qui ne le fut pas toujours… On est bien obligé de le reconnaître, en présence de ses œuvres : Edgar Poe a trop souvent ployé et abaissé son propre génie sous le despotisme du génie américain, lequel n’a de goût et de passion que pour ce qui l’étonne, et qui préfère à tous les sentiments de l’âme, dans les choses de l’esprit, la force presque musculaire de la difficulté vaincue et de la contorsion réussie. […] C’est peu de chose, comme on voit, mais le fond de l’histoire, c’est toujours l’Amérique, l’Amérique avec le matérialisme impitoyable de sa société, meurtrière de tout idéal.

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