Ils font appel de la sorte au sentiment de répulsion, d’horreur, de désespoir que cause cette image de dégradation, mais aussi au sentiment de profonde sympathie, de pitié que cause la vue de cette humanité qui peine et se châtie. […] Mais ce sont là de purs semblants et en fait, pour un observateur qui serait l’écrivain ou le peintre parfaitement sain, normal et juste, l’écrivain ou le peintre réaliste avec ses cieux brouillés, ses sites vulgaires, les champs pelés, son humanité souffrante et ignoble s’éloigne presque autant du vrai que l’artiste idéaliste qui, en un paysage harmonieux, voit l’horizon bleu, de nobles formes humaines blanches, souples et fortes et douées d’âmes aussi pures que leurs corps. […] Comme le penseur ne s’admire que pour avoir, lui existant, imaginé le terme de tout ce qu’il perçoit, il sent sourdre en lui l’envie de durer sans lin au-dessus des êtres matériels passagers ; et veut du moins que l’expression de sa pensée subsiste dans une humanité perpétuellement respectueuse et admiratrice. […] Cette impuissance interne, il l’attribue aux autres hommes ; il déprécie leurs efforts, conclut de son avortement au leur, arrive à la doctrine essentielle du pessimisme qui éclate dans ses œuvres classiques, Hamlet, Werther, Faust : l’affirmation que l’humanité est une foule impuissante de victimes, engagées dans une vaine lutte contre une destinée cruelle, immuable et ironique. […] Certains signes permettent de croire que si les poètes sont en divergence avec la société affairée qui les tolère et possèdent une organisation cérébrale, merveilleusement apte à les faire souffrir, c’est qu’ils sont les types avant-coureurs déplacés et admirables d’une humanité future.