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379. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XI. La littérature et la vie mondaine » pp. 273-292

Elle a fourni aux gens du bel air des types à imiter, des maladies littéraires et distinguées à colporter. […] Cela entraine des conséquences graves : d’abord un dédain profond des classes subalternes, un parti pris d’écarter ce qui peut rappeler les vulgarités de la vie domestique ou populaire ; puis, entre les privilégiés admis sur un terrain de choix, un code très sévère de bienséances : peu parler de soi ; épargner l’amour-propre d’autrui ; flatter ou ménager les travers des gens en leur présence, ce qui n’interdit pas — au contraire — de les railler en leur absence ; beaucoup de tact et de circonspection ; adoucir les angles de son caractère ; mettre une sourdine aux émotions trop vives, aux convictions trop fortes ; laisser entendre ce qu’on ne peut pas dire tout haut ; s’habituer ainsi à une fine analyse des sentiments, à une psychologie déliée qui permet de reconnaître à un froncement de sourcils, à un regard, à une inflexion de voix les plus subtils mouvements du cœur. […] Inspirée de l’antiquité, ressuscitant de parti pris des Grecs et des Romains, elle s’adressait nécessairement à une élite de gens instruits, seuls capables de s’intéresser à l’évocation d’un passé lointain ; elle était un spectacle élégant et noble ; et si elle a brillé surtout au milieu du xviie  siècle, c’est qu’elle a rencontré là des mœurs et un état d’esprit avec lesquels elle était, par son origine même, en secrète harmonie. […] Ils enseignent à causer, mais ils accoutument à dire des riens ; ils développent le travers du commérage et là manie du bel esprit ; ils apprennent à préférer les bons mots au bon sens, la crème fouettée qui amuse le palais au mets substantiel qui nourrit l’estomac ; à force de redouter l’ennui, ils rendent les gens incapables de pénétrer tout ce qui réclame peine et attention. […] Alphonse Daudet prétend quelque part105 que le « vrai salon littéraire, le salon où des gens de lettres ou se croyant tels s’assemblent une fois par semaine pour dire de petits vers, en trempant des petits gâteaux secs dans un petit thé, ce salon a bien définitivement disparu. » Je ne suis pas aussi sûr qu’il l’était de cette disparition ; je croirais plutôt à une transformation ; mais il est bien certain que telle brasserie, comme celle qu’il nous décrit dans le même livre106, ou comme celle qui fut, suivant Champfleury107, le temple où officièrent les pontifes du réalisme naissant, a eu sa part dans le développement de certaines écoles et de certains talents.

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