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62. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — III — Toujours Vauvenargues et Mirabeau — De l’ambition. — De la rigidité » pp. 38-55

Mais je puis bien vous dire encore, en général, qu’il n’y a ni proportion, ni convenance, entre mes forces et mes désirs, entre ma raison et mon cœur, entre mon cœur et mon état, sans qu’il y ait plus de ma faute que de celle d’un malade qui ne peut rien savourer de tout ce qu’on lui présente, et qui n’a pas en lui la force de changer la disposition de ses organes et de ses sens, ou de trouver des objets qui leur puissent convenir. […] Mirabeau craint que Vauvenargues ne combatte en son frère la force et la fermeté ; Vauvenargues s’attache à distinguer ces qualités de la sécheresse et de la rudesse, de la roideur de l’esprit : Il me semble que la dureté et la sévérité ne sauraient convenir aux hommes, en quelque état qu’ils se trouvent. […] Caton le censeur, s’il vivait, serait magister de village, ou recteur de quelque collège ; du moins serait-ce là sa place : Caton d’Utique, au contraire, serait un homme singulier, courageux, philosophe, simple, aimable parmi ses amis, et jouissant avec eux de la force de son âme et des vues de son esprit, mais César serait un ministre, un ambassadeur, un monarque, un capitaine illustre, un homme de plaisir, un orateur, un courtisan possédant mille vertus et une âme vraiment noble, dans une extrême ambition. […] L’on ne mesure bien, d’ailleurs, la force et l’étendue de l’esprit et du cœur humains que dans ces siècles fortunés ; la liberté découvre, jusque dans l’excès du crime, la vraie grandeur de notre âme ; là, la force de la nature brille au sein de la corruption ; là, paraît la vertu sans bornes, les plaisirs sans infamie, l’esprit sans affectation, la hauteur sans vanité, les vices sans bassesse et sans déguisement. […] Ils sortent l’un et l’autre de ce conflit amical sans s’être convaincus, l’un décidé à se montrer plus absolu et plus bourru que jamais, l’autre n’aspirant qu’à être étendu et conciliant : Vous croyez qu’il dépend de nous de nous former un caractère, et vous ne donnez qu’une route et qu’un objet à tous les esprits ; moi, je voudrais que chacun se mesurât à ses forces, que l’on consultât son génie, qu’on s’étudiât à l’étendre, à l’orner, à l’embellir, bien loin de le contraindre ou de l’abandonner.

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