Il faut pour cela deux choses : la première, que les langues soient déjà très riches, très fortes et très nuancées d’expressions, sans quoi le poète manquerait de couleurs sur sa palette ; la seconde, que le poète lui-même soit un instrument humain de sensations, très impressionnable, très sensitif et très complet ; qu’il ne manque aucune fibre humaine à son imagination ou à son cœur ; qu’il soit une véritable lyre vivante à toutes cordes, une gamme humaine aussi étendue que la nature, afin que toute chose, grave ou légère, douce ou triste, douloureuse ou délicieuse, y trouve son retentissement ou son cri. Il faut plus encore, il faut que les notes de cette gamme humaine soient très sonores et très vibrantes en lui, pour communiquer leur vibration aux autres ; il faut que cette vibration intérieure enfante sur ses lèvres des expressions fortes, pittoresques, frappantes, qui se gravent dans l’esprit par l’énergie même de leur accent. […] Mais le grand poète, d’après ce que je viens de dire, ne doit pas être doué seulement d’une mémoire vaste, d’une imagination riche, d’une sensibilité vive, d’un jugement sûr, d’une expression forte, d’un sens musical aussi harmonieux que cadencé ; il faut qu’il soit un suprême philosophe, car la sagesse est l’âme et la base de ses chants ; il faut qu’il soit législateur, car il doit comprendre les lois qui régissent les rapports des hommes entre eux, lois qui sont aux sociétés humaines et aux nations ce que le ciment est aux édifices ; il doit être guerrier, car il chante souvent les batailles rangées, les prises de villes, les invasions ou les défenses de territoires par les armées ; il doit avoir le cœur d’un héros, car il célèbre les grands exploits et les grands dévouements de l’héroïsme ; il doit être historien, car ses chants sont des récits ; il doit être éloquent, car il fait discuter et haranguer ses personnages ; il doit être voyageur, car il décrit la terre, la mer, les montagnes, les productions, les monuments, les mœurs des différents peuples ; il doit connaître la nature animée et inanimée, la géographie, l’astronomie, la navigation, l’agriculture, les arts, les métiers même les plus vulgaires de son temps, car il parcourt dans ses chants le ciel, la terre, l’océan, et il prend ses comparaisons, ses tableaux, ses images, dans la marche des astres, dans la manœuvre des vaisseaux, dans les formes et dans les habitudes des animaux les plus doux ou les plus féroces ; matelot avec les matelots, pasteur avec les pasteurs, laboureur avec les laboureurs, forgeron avec les forgerons, tisserand avec ceux qui filent les toisons des troupeaux ou qui tissent les toiles, mendiant même avec les mendiants aux portes des chaumières ou des palais.