Je n’en veux pour preuve que le morceau, si souvent cité et avec raison, de la mort de Raoul : cet Ernaut de Douai qui fuit devant Raoul, la main coupée, demandant grâce à son impitoyable ennemi, secours à tous les amis qu’il rencontre, reprenant haleine, chaque fois qu’un baron de son parti arrête Raoul, piquant son cheval avec désespoir, dès qu il voit son défenseur abattu, cette poursuite sans cesse interrompue et reprise, acharnée, haletante, puis Bernier enfin s’interposant, le combat de Bernier contre Raoul, et la mort de Raoul, combat et mort décomposés en chacun de leurs moments avec une vigoureuse précision, la tristesse du vainqueur, et la rage féroce d’Ernaut qui, se voyant sauvé, se venge de ses terreurs récentes sur son ennemi abattu, voilà, à coup sûr, une scène neuve, rare, émouvante. […] Garin, et son frère Bègue, surtout, sont les caractères sympathiques du poème, mais Fromont n’est pas odieux : orgueilleux ; emporté, ambitieux, rusé au besoin, il n’est pas insensé ni scélérat, il a le respect du lien féodal et de la foi jurée ; il est entraîné plutôt qu’il ne se jette de gaieté de cœur dans l’inexpiable guerre : souvent il voudrait faire la paix ; il la voudrait maintenir ; il blâme les trahisons des siens, et les défend parce qu’il est leur chef ; il ne se réjouit pas de la mort de Bègue son ennemi. […] Par ce procédé, la plus grande partie de la matière épique ou romanesque se trouva répartie à la fin du moyen âge en trois cycles principaux : la geste royale, consacrée à la triade carolingienne, Pépin, Charles et Louis ; la geste de Guillaume, que remplissaient surtout les luttes contre les Sarrasins en Languedoc et en Provence ; la geste enfin de Doon de Mayence, ou des traîtres, qui rassemble, preux ou lâches, parjures ou généreux, tous les vassaux rebelles et les ennemis implacables de la royauté.