L’opposition de votre peine, et de la félicité de votre ennemi, produit dans le sang un véritable soulèvement. […] L’occupation où l’on est de son ressentiment, l’effort qu’on fait sur soi pour le combattre remplit la pensée de diverses manières ; après s’être vengé, l’on reste seul avec sa douleur, sans autre idée que la souffrance ; vous rendez à votre ennemi, par votre vengeance, une espèce d’égalité avec vous ; vous le sortez de dessous le poids de votre mépris, vous vous sentez rapprochés par l’action même de punir ; si l’effort que vous tenteriez pour vous venger était inutile, votre ennemi aurait sur vous l’avantage qu’on prend toujours sur les volontés impuissantes, quelle qu’en soit la nature et l’objet : tous les genres d’égarement sont excusables dans les véritables douleurs ; mais ce qui démontre cependant combien la vengeance tient à des mouvements condamnables, c’est qu’il est beaucoup plus rare de se venger par sensibilité, que par esprit de parti ou par amour propre. […] Il est une réflexion qui devrait servir de guide à ceux qui se mêlent des grands débats des hommes entre eux, c’est qu’ils doivent considérer leurs ennemis comme étant de leur nature ; il y a malheureusement de l’homme jusques dans le scélérat, et l’on ne se sert jamais cependant de la connaissance de soi, pour s’aider à deviner un autre. On dit qu’il faut contraindre, humilier, punir, et l’on sait néanmoins que de pareils moyens ne produiraient dans notre âme qu’une exaspération irréparable ; on voit ses ennemis comme une chose physique qu’on peut abattre, et soi-même, comme un être moral que sa propre volonté seule doit diriger. […] L’amour de la patrie l’emportait tellement chez les Romains sur toute autre passion, que les ennemis servaient ensemble, et d’un commun accord, les intérêts de la république.