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333. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La marquise de Créqui — II » pp. 454-475

Je ne pourrais vous peindre l’étonnement et l’indignation qu’une telle audace excita chez elle : on vit qu’elle était bien loin de penser que les droits de l’homme pussent s’étendre jusqu’à prendre du tabac dans la boîte d’une grande dame, et quelqu’un lui dit avec malice : C’est un effet naturel de l’égalité. […] Mais ce qu’on sait moins, ce qu’un observateur moraliste peut seul avoir saisi sur le fait et nous rendre ensuite comme il l’a senti, c’est quel était au moment même et quelques heures après, dans cette même soirée, l’effet de cette scène déplorable sur ce qu’on appelait la bonne compagnie, qui n’est bien souvent qu’une autre espèce de peuple. […] Selon lui, elle n’était nullement nécessaire avant d’éclater, elle était évitable ; elle a été purement accidentelle, en ce sens que « le caractère de ceux qui ont eu part à l’ancien gouvernement (à commencer par le caractère du roi, ennemi de toute résistance) a été le seul principe de la totale subversion de ce gouvernement » ; mais ce caractère de quelques personnes étant donné, et la faiblesse de l’opposition qu’elle rencontrera étant admise au point de départ, M. de Meilhan est bien d’avis que la Révolution en devenait un effet presque nécessaire : « Sa marche, dit-il, a été déterminée et hâtée par cette faiblesse ; le défaut de résistance a rendu tout possible, et, semblable à un torrent qui ne trouve aucune digue, elle a tout dévasté. » Il ne croit donc pas que la Révolution soit directement sortie des écrits de Rousseau ni de ceux des encyclopédistes, comme on le répète souvent, ni qu’elle découle de causes aussi générales : Si l’on suit attentivement la marche de la Révolution, il sera facile de voir que les écrivains appelés philosophes ont pu la fortifier, mais ne l’ont pas déterminée ; parce qu’une maison a été bâtie avec les pierres d’une carrière voisine, serait-on fondé à dire qu’elle n’a été construite qu’en raison de ce voisinage ? […] Le ton, les manières, une certaine élégance qui cache le défaut de solidité, l’art des à-propos, tout cela se trouve sans effet au milieu d’hommes étrangers au grand monde et habitués à réfléchir. […] Il lui fait l’effet d’être plus jeune qu’il ne l’était, et M. de Meilhan passa longtemps dans le monde pour être plus jeune que son âge : elle le plaint et elle compatit à le voir ainsi désabusé comme un vieillard, et il semble qu’en mettant son propre désenchantement en commun avec le sien, elle ait quelque désir de le consoler : « Vous êtes destiné, monsieur, lui disait-elle au début, à passer une vie douloureuse : vous voyez le jeu des machines, et alors plus de bonheur.

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