Dans l’exécution de son œuvre Tolstoï réalise, à rencontre de tous les romanciers idéalistes, l’une des principales lois de toute vitalité et de toute vivification : il a su reconnaître et montrer d’instinct qu’un être ne peut être décrit dans les limites bornées d’une série cohérente et dramatique d’incidents, d’une, action que la multiplicité des faits physiques et psychiques dont il est le centre déborde, que l’homme est du plus au moins toujours un microcosme complet, divers, désuni, d’une infinie variété ; qu’ainsi le roman, s’il veut être l’image et contenir tout l’intérêt et l’importance de la vie, doit être complexe, nombreux et diffus comme elle ; construite sur cette intuition profonde, l’œuvre perdra en fini, en concentration artificielle d’effet, en unité factice des caractères ; mais elle pourra se hausser à la variété frémissante et nuancée des vrais faits et des vraies âmes, au point de déployer la même richesse de contrastes et subtils développements, que la nature où les individus ne sont en définitive que des centres réflecteurs sous un angle défini de toutes choses, des particules essentiellement participantes. […] La Guerre et la Paix, Anna Karénine, n’ont point à proprement dire de sujet, ni dramatique ou psychologique ; ils ne sont point, comme on dit, l’analyse d’un état d’âme, l’étude d’une passion, d’une faculté, d’un accident ; ils contiennent la vie même, toute la vie d’un groupe nombreux d’hommes étagés à tous les âges et conduits pas à pas, par une durée d’une vingtaine d’années, jusqu’au terme des grandes phases de leur carrière. […] Dans les scènes dramatiques les plus poussées, le massacre du fils du marchand Verestchaguine par la populace de Moscou, au moment de la fuite du gouverneur Rostopchine, cet horrible épisode de sauvagerie accomplie en tremblant par des brutes ivres épouvantées de leur bestialité ; — on encore, lors du suicide d’Anna Karénine, quand, dans une gare bruyante, cette grande femme se jette à genoux sous la sombre masse roulante d’un wagon ; — ou au récit des pensées de Lévine après cette conversation avec un paysan qui changeait toute sa vie, — on distinguera dans la description des faits et des idées, ces deux éléments de passage rapide et de soudain et ardent intérêt qui agitent les livres de Tolstoï de leur alternance semblable au vacille-ment d’une flamme. […] Que l’on grandisse ces facultés au point où leur manifestation devient impérieuse, que l’on y accole les qualités d’élocution et d’arrangement juste nécessaires pour composer des œuvres littéraires de forme médiocre, que l’on fasse prédominer la connaissance, le rappel, l’imagination des personnes, sur celles des actes purs, des drames, des histoires, l’on aura énuméré les causes générales dernières des œuvres de Tolstoï, de leur contenu réaliste, de leur étendue, de leur valeur plus psychologique que dramatique, et la force de ces dons sera mesurée à la grandeur de leur manifestation, à la puissance d’illusion de l’œuvre à la sympathie, au saisissement, à l’attraction qui s’en dégagent.