Et celui qui les peult souffrir cache la vérité, et celui qui ne les peult souffrir : car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu’elle ne me forcera de dire ce qui n’est pas ? […] Moy, je tiens que je ne suis que chez moy ; et de cette aultre mienne vie, qui loge en la cognoissance de mes amis, à la considerer nue et simplement en soy, je sçais bien que je n’en sens fruict ny jouissance que par la vanité d’une opinion fantastique : et quand je seray mort, je m’en ressentiray encores beaucoup moins ; et si perdray tout net l’usage des vrayes utilitez, qui accidentalement la suyvent par fois71. » Montaigne va plus loin ; il a dit quelque part : « Quand je me confesse à moy religieusement, je treuve que la meilleure bonté que j’aye a quelque teincture vicieuse72. » Il est intéressant de l’entendre sur les douleurs de la mauvaise conscience et sur les joies de la bonne : « Il n’est vice veritablement vice qui n’offense, et qu’un jugement entier n’accuse. […] Pour ce qui est de la misère de l’homme, il en donne une première preuve assez singulière : « Son entree est honteuse, vile, vilaine, mesprisee ; sa sortie, sa mort, et ruine, glorieuse et honorable. » Puis, cette misère se montre « au retrancher des plaisirs qui luy appartiennent », à la tournure de l’esprit humain, « forgeur de maux », plus propre à souffrir qu’à jouir, le plaisir n’étant jamais pur, la douleur toujours pure : « Nous ne sommes ingenieux, dit-il, qu’à nous mal mener ; c’est le vray gibier de la force de nostre esprit. » Après les misères de la nature viennent celles du jugement et de la volonté ; enfin le monde est rempli de superstitieux, de formalistes et de pédants85. […] Il ne fault pas faire difficulté qu’ils n’aimassent trop mieulx obeïr seulement à la raison, que servir à un homme ; sinon possible que ce feussent ceulx d’Israël qui, sans contraincte, ny sans aulcun besoing, se feirent un tyran : du quel peuple je ne lis jamais l’histoire, que je n’en aye trop grand despit, quasi jusques à devenir inhumain pour me resjouïr de tant de maulx qui leur en adveinrent. » Et plus loin : « Tousjours le populas a eu cela : Il est, au plaisir qu’il ne peult honnestement recevoir, tout ouvert et dissolu ; et, au tort et à la douleur qu’il ne peult honnestement souffrir, insensible. […] L’homme qui se sait et se sent, malgré son indignité, aimé de Dieu, aimé sans condition et pour toujours, celui qui, dans les privations même et dans les douleurs, ne peut plus voir que des preuves d’amour, celui-là a tout obtenu : s’il forme des désirs, c’est selon Dieu, et avec l’espérance qu’il obtiendra mieux encore que ce qu’il désire ; chaque privation, chaque perte éveille une espérance, chaque atteinte de l’aiguillon du malheur avertit ses yeux et son âme de s’élever à Dieu, qui est la source à jamais jaillissante de sa félicité.