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848. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon » pp. 423-461

Ce goût se déclare d’abord d’une manière singulière et presque bizarre par l’élan qui le porte tout droit vers le duc de Beauvilliers, le plus honnête homme de la Cour, pour lui aller demander une de ses filles en mariage, — ou l’aînée ou la cadette —, il n’en a vu aucune, peu lui importe laquelle ; peu lui importe la dot : ce qu’il veut épouser, c’est la famille ; c’est le duc et la duchesse de Beauvilliers dont il est épris. […] Un ou deux ans après, à l’occasion d’une quête que Saint-Simon ne voulut point laisser faire à la duchesse sa femme, ni aux autres duchesses, comme étant préjudiciable au rang des ducs vis-à-vis des princes, le roi se fâcha, et un orage gronda sur l’opiniâtre et le récalcitrant : « C’est une chose étrange, dit à ce propos Louis XIV, que depuis qu’il a quitté le service, M. de Saint-Simon ne songe qu’à étudier les rangs et à faire des procès à tout le monde. » Saint-Simon averti se décida à demander au roi une audience particulière dans son cabinet ; il l’obtint, il s’expliqua, il crut avoir au moins en partie ramené le roi sur son compte, et les minutieux détails qu’il nous donne sur cette scène, et qui en font toucher au doigt chaque circonstance, montrent assez que pour lui l’inconvénient d’avoir été dans le cas de demander l’audience est bien compensé par le curieux plaisir d’y avoir observé de plus près le maître, et par cet autre plaisir inséparable du premier, de tout peindre et raconter. […] Il ne faut pas demander à Saint-Simon de penser au peuple dans le sens moderne ; il ne le voit pas, il ne le distingue pas de la populace ignorante et à jamais incapable. […] Quand on lit aujourd’hui Saint-Simon après les événements accomplis et en présence de la démocratie débordante et triomphante (quelles que soient ses formes de couronnement et de triomphe), on se demande plus que jamais avec doute, ou plutôt on se dit sans hésiter sur la réponse : Est-ce qu’il y avait moyen de refaire ainsi après Louis XIV, après Richelieu, apres Louis XI, les fondements de la monarchie française, de la refaire une monarchie constitutionnelle aristocratique avec toutes les hiérarchies de rang ? […] Et ici, dans ce cas particulier des Saint-Simon, comme nous avons affaire de plus et très essentiellement à un peintre, il faut aussi bien comprendre (et c’est sur quoi j’ai dû insister en commençant) quel est le genre de vérité qu’on est en droit surtout de lui demander et d’attendre de lui, sa nature et son tempérament d’observateur et d’écrivain étant connus.

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