Je les considérais tous deux, l’un comme un grand galion espagnol, et l’autre comme un vaisseau de guerre anglais ; maître Jonson, comme le galion, était exhaussé en savoir, solide, mais lent dans ses évolutions ; Shakspeare, comme le vaisseau de guerre anglais, moindre pour la masse, mais plus léger voilier, pouvait tourner à toute marée, virer de bord, et tirer avantage de tous les vents par la promptitude de son esprit et de son invention. » Au physique et au moral, voilà tout Jonson, et ses portraits ne font qu’achever cette esquisse si juste et si vive : un personnage vigoureux, pesant et rude ; un large et long visage, déformé de bonne heure par le scorbut, une solide mâchoire, de vastes joues, les organes des passions animales aussi développés que ceux de l’intelligence, le regard dur d’un homme en colère, ou voisin de la colère ; ajoutez-y un corps d’athlète, et vers quarante ans, « une démarche lourde et disgracieuse, un ventre en forme de montagne109. » Voilà les dehors, le dedans y est conforme. […] Plus on étudie les races et les littératures latines par contraste avec les races et les littératures germaniques, plus on arrive à se convaincre que le don propre et distinctif des premières est l’art de développer, c’est-à-dire d’aligner les idées en files continues, selon les règles de la rhétorique et l’éloquence, par des transitions ménagées, avec un progrès régulier, sans heurts ni sauts. […] Elles défilent gravement devant les spectateurs, en habits splendides, et les nobles vers qu’échangent la déesse et ses compagnes, élèvent l’esprit jusqu’aux hautes régions de morale sereine, où le poëte le veut porter. « La chasseresse, la déesse pudique et belle a déposé son arc de perles et son brillant carquois de cristal ; assise sur son trône d’argent, elle préside à la fête168 », et contemple avec une majesté tranquille les danses qui s’enroulent et se développent devant ses pieds. […] Comment développer sa structure intérieure ? […] Laissez-la se développer dans son entier comme elle y aspire173, et vous verrez qu’elle est par essence une image active et complète, une vision qui traîne avec soi tout un cortége de rêves et de sensations, qui grandit d’elle-même, tout d’un coup, par une sorte de végétation pullulante et absorbante, et qui finit par posséder, ébranler, épuiser l’homme tout entier.