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745. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface de « Cromwell » (1827) »

Rubens le comprenait sans doute ainsi, lorsqu’il se plaisait à mêler à des déroulements de pompes royales, à des couronnements, à d’éclatantes cérémonies, quelque hideuse figure de nain de cour. […] Des arts il passe dans les mœurs ; et tandis qu’il fait applaudir par le peuple les graciosos de comédie, il donne aux rois les fous de cour. […] Ce n’était plus seulement le Cromwell militaire, le Cromwell politique de Bossuet ; c’était un être complexe, hétérogène, multiple, composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de beaucoup de bien, plein de génie et de petitesse ; une sorte de Tibère-Dandin, tyran de l’Europe et jouet de sa famille ; vieux régicide, humiliant les ambassadeurs de tous les rois, torturé par sa jeune fille royaliste ; austère et sombre dans ses mœurs et entretenant quatre fous de cour autour de lui ; faisant de méchants vers ; sobre, simple, frugal, et guindé sur l’étiquette ; soldat grossier et politique délié ; rompu aux arguties théologiques et s’y plaisant ; orateur lourd, diffus, obscur, mais habile à parler le langage de tous ceux qu’il voulait séduire ; hypocrite et fanatique ; visionnaire dominé par des fantômes de son enfance, croyant aux astrologues et les proscrivant ; défiant à l’excès, toujours menaçant, rarement sanguinaire ; rigide observateur des prescriptions puritaines, perdant gravement plusieurs heures par jour à des bouffonneries ; brusque et dédaigneux avec ses familiers, caressant avec les sectaires qu’il redoutait ; trompant ses remords avec des subtilités, rusant avec sa conscience ; intarissable en adresse, en pièges, en ressources ; maîtrisant son imagination par son intelligence ; grotesque et sublime ; enfin, un de ces hommes carrés par la base, comme les appelait Napoléon, le type et le chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte comme l’algèbre, colorée comme la poésie. […] Il a cédé, lui, au désir de peindre tous ces fanatismes, toutes ces superstitions, maladies des religions à certaines époques ; à l’envie de jouer de tous ces hommes, comme dit Hamlet ; d’étager au-dessous et autour de Cromwell, centre et pivot de cette cour, de ce peuple, de ce monde, ralliant tout à son unité et imprimant à tout son impulsion, et cette double conspiration tramée par deux factions qui s’abhorrent, se liguent pour jeter bas l’homme qui les gêne, mais s’unissent sans se mêler ; et ce parti puritain, fanatique, divers, sombre, désintéressé, prenant pour chef l’homme le plus petit pour un si grand rôle, l’égoïste et pusillanime Lambert ; et ce parti des cavaliers, étourdi, joyeux, peu scrupuleux, insouciant, dévoué, dirigé par l’homme qui, hormis le dévouement, le représente le moins, le probe et sévère Ormond ; et ces ambassadeurs, si humbles devant le soldat de fortune ; et cette cour étrange toute mêlée d’hommes de hasard et de grands seigneurs disputant de bassesse ; et ces quatre bouffons que le dédaigneux oubli de l’histoire permettait d’imaginer ; et cette famille dont chaque membre est une plaie de Cromwell ; et ce Thurloë, l’Achates du Protecteur ; et ce rabbin juif, cet Israël Ben-Manassé, espion, usurier et astrologue, vil de deux côtés, sublime par le troisième ; et ce Rochester, ce bizarre Rochester, ridicule et spirituel, élégant et crapuleux, jurant sans cesse, toujours amoureux et toujours ivre, ainsi qu’il s’en vantait à l’évêque Burnet, mauvais poëte et bon gentilhomme, vicieux et naïf, jouant sa tête et se souciant peu de gagner la partie pourvu qu’elle l’amuse, capable de tout, en un mot, de ruse et d’étourderie, de folie et de calcul, de turpitude et de générosité ; et ce sauvage Carr, dont l’histoire ne dessine qu’un trait, mais bien caractéristique et bien fécond ; et ces fanatiques de tout ordre et de tout genre, Harrison, fanatique pillard ; Barebone, marchand fanatique ; Syndercomb, tueur ; Augustin Garland, assassin larmoyant et dévot ; le brave colonel Overton, lettré un peu déclamateur ; l’austère et rigide Ludlow, qui alla plus tard laisser sa cendre et son épitaphe à Lausanne ; enfin « Milton et quelques autres qui avaient de l’esprit », comme dit un pamphlet de 1675 (Cromwell politique), qui nous rappelle le Dantem quemdam de la chronique italienne.

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