Jusqu’à lui, il n’y avait guères eu que des inductions éparses et timides, mais Carlyle, dont le génie est encore plus allemand qu’anglais, a posé, avec la violence du saxon et la logique dans la rêverie de l’allemand, l’a priori qui devait emporter la question en faveur de Shakespeare, mais qui l’emporte en emportant du même coup la nature humaine, l’expérience et la vérité ! […] Elle attachait un rêve à chaque coup qu’elle donnait à la pauvre feuille déchiquetée ; mais qui pouvait reconnaître, dans le travail de sa rêverie, la feuille brillante de l’arbre immortel dont on couronne le front des héros et des dieux ? […] Les hommes qui attaquent journellement la famille, qui prétendent qu’il arrivera un moment dans les civilisations de l’avenir où elle sera définitivement supprimée, savent-ils bien qu’ils suppriment du coup, dans l’ordre seul de la pensée, toute une masse de choses sublimes, depuis Priam pleurant aux pieds d’Achille jusqu’au Roi Lear, et depuis le Roi Lear jusqu’au Père Goriot, qui n’est qu’un Roi Lear plus étonnant que l’autre, et qui fait (je le montrerai tout à l’heure) de notre Balzac l’égal de Shakespeare ! […] Pour ne citer qu’un seul exemple du sans-souci habituel de Shakespeare pour le terre à terre et la fidélité de l’Histoire, Coriolan, dans le drame de ce nom, n’est pas le Romain de Tite-Live ; mais, quel qu’il soit, c’est un homme, une colère, une vengeance, une force vivante qui emporte tout dans son tourbillon, puis qui se fond tout à coup dans d’inexprimables tendresses ; et c’est bien autrement beau que si c’était romain, cela ! […] ce n’est point le tranchant de la conversion qui coupe tout, et fait deux parts de l’homme, séparant la moitié qui doit vivre de la moitié qui doit mourir, ce n’est pas le coup foudroyant de cette conversion comme l’entendent les hommes religieux, qu’a voulu exprimer Shakespeare.