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454. (1772) Éloge de Racine pp. -

Corneille, s’élevant tout à coup au dessus des déclamateurs barbares qui n’avaient encore pris aux grecs que la règle des trois unités, jeta le premier de longs sillons de lumière dans la nuit qui couvrait la France. […] C’est là qu’elle l’attaque avec d’autant plus d’avantage, qu’elle peut cacher la main qui porte les coups. […] Il n’y a pas un trait, pas un coup de pinceau, qui ne soit d’un maître. […] Les moeurs, nouvelles pour nous, d’une nation avec qui nous avions eu long-temps aussi peu de commerce que si la nature l’eût placée à l’extrémité du globe ; la politique sanglante du sérail, la servile existence d’un peuple innombrable enfermé dans cette prison du despotisme ; les passions des sultanes qui s’expliquent le poignard à la main, et qui sont toujours près du crime et du meurtre, parce qu’elles sont toujours près du danger ; le caractère et les intérêts des visirs qui se hâtent d’être les instrumens d’une révolution, de peur d’en être les victimes ; l’inconstance ordinaire des orientaux, et cette servitude menaçante qui rampe aux pieds d’un despote, et s’élève tout à coup des marches du trône pour le frapper et le renverser : voilà le tableau absolument neuf qui s’offrait au pinceau de Racine, à ce même pinceau qui avait si supérieurement crayonné la cour de Néron ; qui dans Monime et dans Iphigénie traça depuis avec tant de vérité la modestie, la retenue, le respect filial que l’éducation inspirait aux filles grecques ; qui dans Athalie nous montra les effets de la théocratie sur ce peuple fanatique, toujours conduit par des prodiges, ou égaré par des superstitions. […] Osons cependant l’avouer (car la vérité, qui est toujours sacrée, doit l’être surtout dans l’éloge d’un grand homme ; elle tient de si près à sa gloire, qu’on ne peut altérer l’une sans blesser l’autre), avouons-le ; soit que le succès des ouvrages de théâtre dépende essentiellement du choix des sujets ; soit que le premier élan du génie soit quelquefois si rapide et si élevé, que lui-même ait ensuite beaucoup de peine, de la hauteur où il est parvenu d’abord, à prendre encore un vol plus haut et plus hardi ; quoi qu’il en soit, depuis Andromaque , Racine, offrant dans chacun de ses drames une création nouvelle et de nouvelles beautés, n’avait encore rien produit qui fût dans son ensemble supérieur à cet heureux coup d’essai.

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