Dans cette pleurésie qu’elle a et qu’on traite tout de travers (car l’absurdité autour d’elle éclate de toutes parts et sous toutes les formes), elle a près de son lit des dames placées par l’Impératrice, et elle entend d’elles, à leur insu, et devine beaucoup de choses qu’elle a intérêt à connaître : « Je m’étais accoutumée, dit-elle, pendant ma maladie, d’être les yeux fermés ; on me croyait endormie, et alors la comtesse Roumianzoff et les femmes disaient entre elles ce qu’elles avaient sur le cœur, et par là j’apprenais quantité de choses. » Elle sait qu’avant tout, à ses débuts, il faut plaire, — plaire à l’Impératrice d’abord, personne faible, crédule, pleine de préventions et de petitesses ; plaire à la nation aussi, et paraître soi-même en être éprise. […] Il dit qu’une philosophe de quinze ans ne pouvait se connaître soi-même, et que j’étais entourée de tant d’écueils, qu’il y avait tout à craindre que je n’échouasse à moins que mon àme ne fût d’une trempe tout à fait supérieure ; qu’il fallait la nourrir avec les meilleures lectures possibles : et à cet effet il me recommanda les Vies illustres de Plutarque, la Vie de Cicéron, et les Causes de la grandeur et de la décadence de la République romaine, par Montesquieu. Tout de suite je me fis chercher ces livres, qu’on eut de la peine à trouver à Pétersbourg alors ; et je lui dis que j’allais lui tracer mon portrait, afin qu’il put voir si je me connaissais ou non. » Elle écrivit, en effet, ce portrait sous ce titre : Portrait du philosophe de quinze ans ; l’ayant retrouvé bien des années après, elle ne put s’empêcher de s’étonner de la profondeur de connaissance d’elle-même qu’elle possédait alors.