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24. (1874) Premiers lundis. Tome II « Jouffroy. Cours de philosophie moderne — III »

Nous, nous disons : Il n’y a qu’une cause que nous connaissons directement, c’est celle que nous sentons penser et agir, comprendre et pouvoir en nous, sentir, aimer, vivre en un mot ; vivre de la vie complète, profonde et intime, non-seulement de la vie nette et claire de la conscience réfléchie et de l’acte voulu, mais de la vie multiple et convergente qui nous afflue de tous les points de notre être ; que nous sentons parfois de la sensation la plus irrécusable, couler dans notre sang, frissonner dans notre moelle, frémir dans notre chair, se dresser dans nos cheveux, gémir en nos entrailles, sourdre et murmurer au sein des tissus ; de la vie une, insécable, qui dans sa réalité physiologique embrasse en nous depuis le mouvement le plus obscur jusqu’à la volonté la mieux déclarée, qui tient tout l’homme et l’étreint, fonctions et organes, dans le réseau d’une irradiation sympathique ; qui, dans les organes les plus élémentaires et les plus simples, ne peut se concevoir sans esprit, pas plus que, dans les fonctions les plus hautes et les plus perfectionnées, elle ne peut se concevoir sans matière ; de la vie qui ne conçoit et ne connaît qu’elle, mais qui ne se contient pas en elle et qui aspire sans cesse, et par la connaissance et par l’action, par l’amour en un mot ou le désir, à se lier à la vie du non-moi, à la vie de l’humanité et de la nature, et en définitive, à la vie universelle, à Dieu, dont elle se sent faire partie ; car à ce point de vue elle ne conçoit Dieu que comme elle-même élevée aux proportions de l’infini ; elle ne se sent elle-même que comme Dieu fini et localisé en l’homme, et elle tend perpétuellement sous le triple aspect de l’intelligence, de l’activité et de l’amour, à s’éclairer, à produire, à grandir en Dieu par un côté ou par un autre, et à monter du fini à l’infini dans un progrès infatigable et éternel. […] Les philosophes, moins humbles, ont insisté sur l’idée du château-fort ; ils ont affecté au moi, tel qu’ils croient le concevoir, une sorte de sérénité insouciante et la dédaigneuse immobilité d’une sentinelle qui se repose sur ses armes ; au haut de leur doctrine escarpée ils lui ont donné un air de confiance et de contemplation, mais en ne s’en tenant pas à l’apparence, en s’approchant de plus près, en mettant le doigt à travers le créneau, on reconnaît que ce mot imposant et vanté n’est rien qu’une froide pierre, une vaine statue. […] Or, que des muletiers d’Andalousie jouent ce tour-là à Sancho Pança, ou la populace des moines à Riego, on le conçoit ; c’est une farce ou une cruauté ; mais on ne saurait rien supposer de tel de la part d’une providence sérieuse et bienfaisante ; il faut donc que ces rapports peu harmoniques de l’âme avec le corps soient une peine ou une épreuve, un purgatoire en ce monde ou une croix.

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