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828. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre premier. Mécanisme général de la connaissance — Chapitre II. De la rectification » pp. 33-65

II Pour nous en convaincre, considérons des exemples ; ceux qui nous ont servi pour comprendre l’apparence nous serviront pour comprendre la rectification. — Soit une comédienne excellente qui simule très bien la douleur ; devant elle, nous arrivons presque à l’illusion ; un spectateur novice ou passionné y arrive tout à fait ; témoin ce soldat de garde qui, sur un théâtre d’Amérique, voyant jouer Othello, cria tout d’un coup : « Il ne sera pas dit que devant moi un méchant nègre ait tué une femme blanche » ; sur quoi il ajusta l’acteur et d’un coup de fusil lui cassa le bras. — Nous n’allons pas si loin ; mais quand la pièce est très bonne et imite de très près la vie contemporaine, aujourd’hui encore, dans une première représentation, les exclamations supprimées, les rires involontaires, cent vivacités montrent l’émotion du public. […] Il faut avoir reconnu qu’il est hallucinatoire pour comprendre qu’il est unique et que, en réalité intérieur et présent, c’est seulement en apparence qu’il est chose extérieure ou événement passé. […] Lorsque le paysage, la figure agissante, le geste et la voix du personnage commencent à surgir et à se préciser, on attend, on retient son souffle ; quelquefois alors, tout apparaît tout d’un coup ; d’autres fois, c’est lentement, après des intervalles de sécheresse. — Mais, dans les deux cas, ce qui apparaît est attendu, voulu, ou du moins compris dans le cercle lâche des images attendues et voulues, puis tout de suite employé, mis à profit par la main qui écrit et note, partant suivi à l’instant de sensations répressives, en tout cas marqué dès sa naissance d’un caractère particulier qui est la propriété d’éclore par un effort personnel, dans une direction prévue, après une recherche préalable, comme un effet du dedans et non comme une impression du dehors ; de sorte que, après un éclair et un éblouissement, les sensations habituelles, tactiles, musculaires ou visuelles, peuvent sans difficulté reprendre leur ascendant normal, et, jointes à la file des souvenirs positifs, refouler le fantôme affaibli dans le monde imaginaire. — Une suite d’hallucinations très courtes qui, étant voulues, peuvent être et sont effectivement rompues et niées à chaque instant par la perception plus ou moins vague du monde réel, voilà la vision pittoresque ou poétique, très différente, comme le dit M.  […] On voit maintenant pourquoi nos conceptions et imaginations ordinaires nous apparaissent comme telles et ne nous font pas illusion ; toutes sont comprises entre deux états extrêmes, et chacun de ces deux états renferme une particularité qui réprime l’illusion. — Ou bien, ce qui est le cas ordinaire, elles sont vagues et dépouillées de circonstances précises, en sorte que, déjà rejetées hors du présent par la contradiction des sensations présentes, elles manquent d’attaches pour s’emboîter dans le présent et dans l’avenir ; d’où il suit que, dépourvues de situation dans le temps, elles apparaissent comme exclues du temps, c’est-à-dire de la vie réelle, et sont déclarées sensations apparentes, fausses et purement imaginaires.

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