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687. (1839) Considérations sur Werther et en général sur la poésie de notre époque pp. 430-451

Goethe cependant l’avait précédé de bien des années ; mais Goethe, dans une vie plus calme, se fit une religion de l’art, et l’auteur de Werther et de Faust, devenu un demi-dieu pour l’Allemagne, honoré des faveurs des princes, visité par les philosophes, encensé par les poètes, par les musiciens, par les peintres, par tout le monde, disparut pour laisser voir un grand artiste qui paraissait heureux, et qui, dans toute la plénitude de sa vie, au lieu de reproduire la pensée de son siècle, s’amusait à chercher curieusement l’inspiration des âges écoulés ; tandis que Byron, aux prises avec les ardentes passions de son cœur et les doutes effrayants de son esprit, en butte à la morale pédante de l’aristocratie et du protestantisme de son pays, blessé dans ses affections les plus intimes, exilé de son île, parce que son île antilibérale, antiphilosophique, antipoétique, ne pouvait ni l’estimer comme homme, ni le comprendre comme poète, menant sa vie errante de grève en grève, cherchant le souvenir des ruines, voulant vivre de lumière, et se rejetant dans la nature, comme autrefois Rousseau, fut franchement philosophe toute sa vie, ennemi des prêtres, censeur des aristocrates, admirateur de Voltaire et de Napoléon, toujours actif, toujours en tête de son siècle, mais toujours malheureux, agité comme d’une tempête perpétuelle ; en sorte qu’en lui l’homme et le poète se confondent, que sa vie intime répond à ses ouvrages ; ce qui fait de lui le type de la poésie de notre âge. » Ainsi ce que madame de Staël, qui n’avait devant les yeux que Goethe, déplorait comme étant une maladie et n’étant qu’une maladie, nous, en contemplant Byron, chez qui cette maladie est au comble, nous ne le déplorions pas moins, mais nous le regardions comme un mal nécessaire, produit d’une époque de crise et de renouvellement. […] Si nous devions condamner absolument Byron sur ses paroles et sans vraiment le comprendre, il nous faudrait condamner absolument et Voltaire et Rousseau, et tout le Dix-Huitième Siècle, et toute la Révolution, qui ont éveillé la fièvre de son génie, et donné à son sang cette impulsion généreuse mais désordonnée. […] Nous soutenions donc « que la poésie, comprise en général comme l’a comprise Byron, est la seule qui sorte des entrailles mêmes de la société actuelle, qu’elle découle naturellement de la philosophie du Dix-Huitième Siècle et de la Révolution Française ; qu’elle est le produit le plus vivant d’une ère de crise et de renouvellement, où tout a dû être mis en doute, parce que, sur les ruines du passé, l’Humanité cherche un monde nouveau ». […] Celui qui ne sent pas cela ne comprend pas ce livre. […] Ou Mahomet est vraiment inspiré, et alors il faudrait à Goethe une religion assez vaste pour comprendre Mahomet comme tel ; ou Mahomet est un visionnaire, qui mérite plutôt la pitié que l’admiration.

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