C’est à la fois sentiment et sensation, esprit et matière, et voilà pourquoi c’est la langue complète, la langue par excellence qui saisit l’homme par son humanité tout entière, idée pour l’esprit, sentiment pour l’âme, image pour l’imagination, et musique pour l’oreille ! […] Voilà pourquoi aussi l’homme ne peut ni produire ni supporter beaucoup de poésie ; c’est que le saisissant tout entier par l’âme et par les sens, et exaltant à la fois sa double faculté, la pensée par la pensée, les sens par les sensations, elle l’épuise, elle l’accable bientôt comme toute jouissance trop complète d’une voluptueuse fatigue, et lui fait rendre en peu de vers, en peu d’instants, tout ce qu’il y a de vie intérieure et de force de sentiment dans sa double organisation. […] Cette scène jetée par hasard sous mes yeux, et recueillie dans un de mes mille souvenirs de voyages, me présenta les destinées et les phases presque complètes de toute poésie : les trois esclaves noires berçant les enfants avec les chansons naïves et sans pensée de leur pays, la poésie pastorale et instinctive de l’enfance des nations ; la jeune veuve turque, pleurant son mari en chantant ses sanglots à la terre, la poésie élégiaque et passionnée, la poésie du cœur. […] et que les philosophies, les religions, les poésies n’étaient que des manifestations plus ou moins complètes de nos rapports avec l’être infini ; des échelons plus ou moins sublimes pour nous approcher successivement de celui qui est !