Alfred de Musset, dans la Nuit de mai, n’a fait que développer à sa manière cette vérité psychologique : absorbé dans ses souvenirs douloureux, le poète ne saurait chanter Ni la gloire, ni l’espérance, Hélas ! […] C’est ainsi qu’Alfred de Musset dit très exactement : Un vers d’André Chénier chanta dans ma mémoire 235 Mais si, avec des mots du dictionnaire usuel, je forge intérieurement une phrase que je n’ai jamais entendue, ce qui arrive sans cesse, les uns pourront dire que j’imagine, car l’ensemble conçu est nouveau, les éléments seuls sont anciens ; les autres pourront soutenir que, les mots étant faits pour être groupés de mille façons, on n’invente pas dans les mots, c’est-à-dire dans la parole, quand on se borne à les ranger dans un ordre nouveau, mais seulement quand on crée de toutes pièces un mot nouveau. […] En effet, si nous considérons d’abord les habitudes élémentaires qui la composent, nous trouvons chacune d’elles parfaite en soi ; car elle passe à l’acte par intervalles, au moment même où sa réalisation est devenue un besoin de l’esprit ; son acte est toujours complet, sans lacune : un mot commencé n’est jamais interrompu avant la fin, ni simplifié par l’omission d’une syllabe médiane ; enfin cet acte est doué d’une intensité de conscience et d’une durée à peu près inaltérables ; — si maintenant nous envisageons ces différents actes dans leur succession, c’est-à-dire l’habitude totale, nous voyons qu’elle possède, avec toutes les qualités de ses composants, devenues siennes puisqu’ils la composent, une qualité que ceux-ci ne sauraient avoir : elle est souple, elle se plie de mille manières aux besoins incessamment variés de la pensée ; tandis que chaque mot est un tout indissoluble, les syllabes étant rivées les unes aux autres par ce lien de fer que Stuart Mill a appelé l’association inséparable, l’ordre des mots, au contraire, n’a rien de fixe ; sans doute ils s’appellent les uns les autres, mais non d’une manière inéluctable ; bien loin d’être réduite, comme une mendiante en haillons, à chanter toujours le même air, l’âme est un improvisateur infatigable ; avec des matériaux toujours les mêmes, elle construit incessamment des composés nouveaux. […] , p. 389-390 : poème qui raconte une soirée solitaire au Théâtre-Français : « Je vis que devant moi, se balançait gaiement / Sous une tresse noire un cou svelte et charmant ; / Et voyant cet ébène enchâssé dans l’ivoire, / Un vers d’André Chénier chanta dans ma mémoire, / Un vers presque inconnu, refrain inachevé, / frais comme le hasard, moins écrit que rêvé. »] 236. […] , p. 308 : « Je ne chante ni l’espérance, / Ni la gloire, ni le bonheur, / Hélas !