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989. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « De la tradition en littérature et dans quel sens il la faut entendre. Leçon d’ouverture à l’École normale » pp. 356-382

Cette tradition, elle ne consiste pas seulement dans l’ensemble des œuvres dignes de mémoire que nous rassemblons dans nos bibliothèques et que nous étudions : elle a passé en bonne partie dans nos lois, dans nos institutions, dans nos mœurs, dans notre éducation héréditaire et insensible, dans notre habitude et dans toutes nos origines ; elle consiste en un certain principe de raison et de culture qui a pénétré à la longue, pour le modifier, dans le caractère même de cette nation gauloise, et qui est entré dès longtemps jusque dans la trempe des esprits. […] Poète admirable et le plus naturel sans doute depuis Homère (quoique si diversement), de qui l’on a pu écrire avec raison qu’il a une imagination si créatrice et qu’il peint si bien, avec une si saillante énergie, tous les caractères, héros, rois, et jusqu’aux cabaretiers et aux paysans, « que si la nature humaine venait à être détruite et qu’il n’en restât plus aucun autre monument que ses seuls ouvrages, d’autres êtres pourraient savoir par ses écrits ce qu’était l’homme !  […] Le classique en effet, dans son caractère le plus général et dans sa plus large définition, comprend les littératures à l’état de santé et de fleur heureuse, les littératures en plein accord et en harmonie avec leur époque, avec leur cadre social, avec les principes et les pouvoirs dirigeants de la société ; contentes d’elles-mêmes, — entendons-nous bien, contentes d’être de leur nation, de leur temps, du régime où elles naissent et fleurissent (la joie de l’esprit, a-t-on dit, en marque la force ; cela est vrai pour les littératures comme pour les individus) ; les littératures qui sont et qui se sentent chez elles, dans leur voie, non déclassées, non troublantes, n’ayant pas pour principe le malaise, qui n’as jamais été un principe de beauté. […] Le classique, je le répète, a cela, au nombre de ses caractères, d’aimer sa patrie, son temps, de ne voir rien de plus désirable ni de plus beau ; il en a le légitime orgueil. […] Quand je parlerai de Boileau, je ne louerai que modérément la poésie ou la pensée de ses satires, et même la pensée de ses épîtres ; nous verrons pourtant bien au net sa qualité rare, à titre de poète, dans quelques épîtres et dans Le Lutrin ; mais surtout je vous le montrerai tout plein de sens, de jugement, de probité, de mots sains et piquants et dits à propos, souvent avec courage, — caractère armé de raison et revêtu d’honneur, et méritant par là, autant que par le talent toute l’autorité qu’il exerça, même à deux pas de Louis XIV.

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