Spencer a soutenu ce paradoxe que, si on dirige les yeux sur deux objets très rapprochés, par exemple une tache rouge et une tache bleue sur du papier blanc, une intelligence naissante ne pourra savoir « ni qu’il y en a deux, ni qu’elles sont co-existantes », parce qu’il faudrait pour cela avoir la perception de la « distance » qui les sépare, et nue la perception de l’espace est une acquisition ultérieure de l’expérience. […] Et si on saisit du premier coup la différence du rouge et du bleu sur le fond blanc, n’est-ce pas que toutes ces sensations co-existent ? […] Trompés par l’artifice de l’analyse réfléchie et du langage, la plupart des psychologues ne considèrent, dans la conscience et dans la mémoire, que des états déterminés et définis qui apparaissent l’un après l’autre : blanc, bleu, rouge, son, odeur, — autant de morceaux artificiellement tranchés dans l’étoffe intérieure ; aussi n’admettent-ils pas qu’on ait conscience de la transition même, du passage d’un terme à l’autre, de ce qui dans l’esprit correspond au mouvement et à l’innervation spontanée. […] C’est donc, en somme, des résidus laissés dans la conscience par la succession combinée avec l’intensité et la clarté, que se tire la représentation du temps : supposez que je regarde un phare tournant qui ramène à intervalles réguliers un feu blanc et un feu rouge ; au bout de plusieurs tours il y aura à la fois, dans un même état général de conscience, une image faible et indistincte du rouge à l’état évanouissant, une image vive et distincte du blanc, et une image faible du rouge à l’état naissant, c’est-à-dire trois degrés et trois espèces de représentations différemment orientées ; mais, pour avoir le sentiment même du temps, il faut agir, vouloir et mouvoir. […] C’est une loi que, si je regarde une croix rouge, j’éprouverai la sensation du rouge, et que, si je reporte les yeux sur du blanc, une teinte verte remplacera le rouge : en faut-il conclure que les formes du blanc, du rouge, du vert et de leurs combinaisons soient a priori, sous prétexte qu’elles tiennent à la constitution cérébrale ?