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802. (1889) La littérature de Tout à l’heure pp. -383

Puis, qu’on interroge Gœthe : « Tous les pressentiments sur l’homme et sur la destinée qui me tourmentaient depuis mon enfance d’une vague inquiétude, je les vois dans Shakespeare expliqués et remplis ; il éclaircit pour nous tous les mystères, sans qu’on puisse indiquer où se trouve le mot de l’énigme. » Gœthe, habitué au mouvement du drame allemand, ne se laisse pas distraire par cet aspect du drame anglais. […] Le public de son théâtre, ce grave et violent peuple anglais, qui se complait volontiers dans la tristesse à condition qu’on l’en repose par des bouffonneries énormes et d’autant plus irrésistiblement risibles qu’on les lui dira plus sérieusement, ne le suivait pas toujours jusqu’en ces audaces et Shakespeare dut, le plus souvent, se soumettre aux lois du genre et aux préférences du parterre : elles l’ont gêné. — À la distance d’un peu plus d’un demi-siècle nous voyons donc Shakespeare et Racine toucher aux extrémités de leur art, en constater les insuffisances : Shakespeare sentirait l’unité de sa conception fictive brutaliser la luxuriance naturelle de son génie, et peut-être aussi l’importance de l’appareil matériel compromettre la suprématie nécessaire de sa pensée ; — Racine s’étiolerait dans une atmosphère qui s’est trop raréfiée autour de lui, sans lui laisser prise et repos dans l’appareil matériel, puisqu’il l’a supprimé, et sa pensée par trop nue, son étude par trop restreinte aux développements logiques des passions perdrait sa consistance et se volatiliserait. — On pouvait espérer que le génie de la race qui a produit Racine, s’il lui était donné de connaître Shakespeare, sans perdre ses qualités propres, sans l’imiter, lui emprunterait l’idée heureuse d’élargir à l’image de la vie la conception générale, et, sans matérialiser celle-ci, de l’affermir par quelque apparence où l’œil pût se satisfaire, sans que l’esprit se désintéressât. […] Il ne lui déplaisait pas de laisser s’accréditer autour de sa gloire ces fables sanglantes. — Le goût inné du caractère anglais pour le malheur ne suffit pas à nous expliquer cette disposition chez Byron : elle a chez lui un accent personnel où presque tous les poëtes du même instant vont reconnaître l’écho magnifié de leur propre cri. […] Les grands gestes romantiques étaient espagnols, anglais, allemands. […] Dans ses études sur Les Poëtes modernes de l’Angleterre, dans son nouveau volume (La Renaissance de la poésie anglaise) on sent, à chaque page, un homme qui a le culte et le sens de la Beauté.

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