Comme une espèce favorisée par le sol et le climat, elle envahit tous les terrains, elle accapare l’air et le jour pour elle seule, et souffre à peine sous son ombre quelques avortons d’une espèce ennemie, un survivant d’une flore ancienne comme Rollin, un spécimen d’une flore excentrique comme Saint-Martin. […] En ceci, nul écrivain ancien ou moderne n’approche de lui ; pour simplifier et vulgariser, il n’a pas son égal au monde. […] Joignez à cela un double sens perpétuel, l’auteur caché derrière ses personnages, la vérité mise dans la bouche d’un grotesque, des malices enveloppées dans des naïvetés, le maître dupé, mais sauvé du ridicule par ses belles façons, le valet révolté, mais préservé de l’aigreur par sa gaieté, et vous comprendrez comment Beaumarchais a pu jouer l’ancien régime devant les chefs de l’ancien régime, mettre sur la scène la satire politique et sociale, attacher publiquement sous chaque abus un mot qui devient proverbe et qui fait pétard491, ramasser en quelques traits toute la polémique des philosophes contre les prisons d’État, contre la censure des écrits, contre la vénalité des charges, contre les privilèges de naissance, contre l’arbitraire des ministres, contre l’incapacité des gens en place, bien mieux, résumer en un seul personnage toutes les réclamations publiques, donner le premier rôle à un plébéien, bâtard, bohème et valet, qui, à force de dextérité, de courage et de bonne humeur, se soutient, surnage, remonte le courant, file en avant sur sa petite barque, esquive le choc des gros vaisseaux, et devance même celui de son maître en lançant à chaque coup de rames une pluie de bons mots sur tous ses rivaux Après tout, en France du moins, l’esprit est la première puissance.