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1110. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — chapitre VII. Les poëtes. » pp. 172-231

Prenez l’ensemble du poëme ; c’est une bouffonnerie en style noble ; lord Petre a coupé une boucle dans les cheveux d’une beauté à la mode, mistress Arabella Fermor ; il s’agit de faire de cette bagatelle une épopée, avec les invocations, les apostrophes, l’intervention des êtres surnaturels et le reste des machines poétiques ; la solennité du style contraste avec la petitesse des événements ; on rit de ces tracasseries, comme d’une querelle d’insectes. […] Elle se trouve impuissante quand il faut peindre ou mettre en scène une action, quand il s’agit de voir et de faire voir des passions vivantes, de grandes émotions vraies, des hommes de chair et de sang ; elle n’aboutit qu’à des épopées de collége comme la Henriade, à des odes et des tragédies glacées comme celles de Voltaire et de Jean-Baptiste Rousseau, comme celles d’Addison, de Thompson, de Johnson et du reste. […] L’artifice n’y est point aussi choquant qu’ailleurs ; un poëme, je me trompe, un traité comme le sien sur la critique, sur l’homme et le gouvernement de la Providence, sur le ressort premier du caractère des hommes, a le droit d’être écrit avec réflexion ; c’est une étude, et presque un morceau de science ; on peut, on doit même en peser tous les mots, en vérifier toutes les liaisons ; l’art et l’attention n’y sont pas superflus, mais nécessaires ; il s’agit de préceptes exacts et de raisonnements serrés. […] Voici ces vers si beaux traduits en prose ; j’ai beau traduire exactement, de toutes ces beautés il ne reste presque rien : Connais-toi donc toi-même, et ne te hasarde pas jusqu’à scruter Dieu. —  La véritable étude de l’humanité, c’est l’homme. —  Placé dans cet isthme de sa condition moyenne, —  sage avec des obscurités, grand avec des imperfections, —  avec trop de connaissances pour tomber dans le doute du sceptique, —  avec trop de faiblesse pour monter jusqu’à l’orgueil du stoïcien, —  il est suspendu entre les deux ; ne sachant s’il doit agir ou se tenir tranquille, —  s’il doit s’estimer un Dieu ou une bête, —  s’il doit préférer son esprit ou son corps, —  ne naissant que pour mourir, ne raisonnant que pour s’égarer, —  sa raison ainsi faite qu’il demeure également dans l’ignorance, —  soit qu’il pense trop, soit qu’il pense trop peu, —  chaos de pensée et de passion, tout pêle-mêle, —  toujours par lui-même abusé ou désabusé, —  créé à moitié pour s’élever, à moitié pour tomber, —  souverain seigneur et proie de toutes choses, —  seul juge de la vérité, précipité dans l’erreur infinie, —  la gloire, le jouet et l’énigme du monde. […] Il vaut mieux renoncer à ces apologies partielles, et avouer franchement qu’en somme ce grand poëte, la gloire de son siècle, est ennuyeux ; il est ennuyeux pour le nôtre. « Une femme de quarante ans, disait Stendhal, n’est jolie que pour ceux qui l’ont aimée dans leur jeunesse. » La pauvre muse dont il s’agit n’a pas quarante ans pour nous ; elle en a cent quarante.

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