Molière, La Fontaine, et Mme de Sévigné appartiennent à une génération littéraire qui précéda celle dont Racine et Boileau furent les chefs, et ils se distinguent de ces derniers par divers traits qui tiennent à la fois à la nature de leurs génies et à la date de leur venue. […] Molière a tiré du spectacle de la vie, du jeu animé des travers, des vices et des ridicules humains, tout ce qui se peut concevoir de plus fort et de plus haut en poésie. […] Il y a surtout une lettre à M. de Coulanges sur la mort du ministre Louvois, où elle s’élève jusqu’à la sublimité de Bossuet, comme, en d’autres temps et en d’autres endroits, elle avait atteint au comique de Molière. […] Tant qu’elle se borne à rire des Etats, des gentilshommes campagnards et de leurs galas étourdissants, et de leur enthousiasme à tout voter entre midi et une heure, et de toutes les autres folies du prochain de Bretagne après dîner, cela est bien, cela est d’une solide et légitime plaisanterie, cela rappelle en certains endroits la touche de Molière : mais, du moment qu’il y a eu de petites tranchées en Bretagne, et à Rennes une colique pierreuse, c’est-à-dire que le gouverneur, M. de Chaulnes, voulant dissiper le peuple par sa présence, a été repoussé chez lui a coups de pierres ; du moment que M. de Forbin arrive avec six mille hommes de troupes contre les mutins, et que ces pauvres diables, du plus loin qu’ils aperçoivent les troupes royales, se débandent par les champs, se jettent à genoux, en criant Meà culpà (car c’est le seul mot de français qu’ils sachent) ; quand, pour châtier Rennes, on transfère son parlement à Vannes, qu’on prend à l’aventure vingt-cinq ou trente hommes pour les pendre, qu’on chasse et qu’on bannit toute une grande rue, femmes accouchées, vieillards, enfants, avec défense de les recueillir, sous peine de mort ; quand on roue, qu’on écartèle, et qu’à force d’avoir écartelé et roué l’on se relâche, et qu’on pend : au milieu de ces horreurs exercées contre des innocents ou pauvres égarés, on souffre de voir Mme de Sévigné se jouer presque comme à l’ordinaire ; on lui voudrait une indignation brûlante, amère, généreuse ; surtout on voudrait effacer de ses lettres des lignes comme celles-ci : « Les mutins de Rennes se sont sauvés il y a longtemps : ainsi les bons pâtiront pour les méchants : mais je trouve tout fort bon, pourvu que les quatre mille hommes de guerre qui sont à Rennes, sous MM. de Forbin et de Vins, ne m’empêchent point de me promener dans mes bois, qui sont d’une hauteur et d’une beauté merveilleuses ; » et ailleurs : « On a pris soixante bourgeois ; on commence demain à pendre. […] Montaigne et Regnier en avaient déjà donné d’admirables échantillons, et la reine Marguerite un charmant en ses familiers mémoires, œuvre de quelques aprés-disnées : c’est le style large, lâché, abondant, qui suit davantage le courant des idées ; un style de première venue et prime-sautier, pour parler comme Montaigne lui-même ; c’est celui de La Fontaine et de Molière, celui de Fénelon, de Bossuet, du duc de Saint-Simon et de Mme de Sévigné.