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1066. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre quatrième. La propagation de la doctrine. — Chapitre I. Succès de cette philosophie en France. — Insuccès de la même philosophie en Angleterre. »

. — À cette époque il est supérieur. — Il sert de véhicule aux idées nouvelles. — Les livres sont écrits pour les gens du monde. — Les philosophes sont gens du monde et par suite écrivains […] C’est elle qui a construit les Éloges de Fontenelle, le Philosophe ignorant et le Principe d’action de Voltaire, la Lettre à M. de Beaumont et le Vicaire savoyard de Rousseau, le Traité de l’homme et les Epoques de la nature de Buffon, les Dialogues sur les blés de Galiani, les Considérations de d’Alembert sur les mathématiques, la Langue des calculs et la Logique de Condillac, un peu plus tard l’Exposition du système du Monde de Laplace et les Discours généraux de Bichat et de Cuvier459. […] Il est d’autant plus vif que, cette fois, la disposition passagère est d’accord avec l’instinct héréditaire, et que le goût de l’époque vient fortifier le goût national. […] Voilà l’avantage de ces génies qui n’ont pas l’empire d’eux-mêmes : le discernement leur manque, mais ils ont l’inspiration ; parmi vingt œuvres fangeuses, informes ou malsaines, ils en font une qui est une création, bien mieux une créature, un être animé, viable par lui-même, auprès duquel les autres, fabriqués par les simples gens d’esprit, ne sont que des mannequins bien habillés  C’est pour cela que Diderot est un si grand conteur, un maître du dialogue, en ceci l’égal de Voltaire, et, par un talent tout opposé, croyant tout ce qu’il dit au moment où il le dit, s’oubliant lui-même, emporté par son propre récit, écoutant des voix intérieures, surpris par des répliques qui lui viennent à l’improviste, conduit comme sur un fleuve inconnu par le cours de l’action, par les sinuosités de l’entretien qui se développe en lui à son insu, soulevé par l’afflux des idées et par le sursaut du moment jusqu’aux images les plus inattendues, les plus burlesques ou les plus magnifiques, tantôt lyrique jusqu’à fournir une strophe presque entière à Musset480, tantôt bouffon et saugrenu avec des éclats qu’on n’avait point vus depuis Rabelais, toujours de bonne foi, toujours à la merci de son sujet, de son invention et de son émotion, le plus naturel des écrivains dans cet âge de littérature artificielle, pareil à un arbre étranger qui, transplanté dans un parterre de l’époque, se boursoufle et pourrit par une moitié de sa tige, mais dont cinq ou six branches, élancées en pleine lumière, surpassent tous les taillis du voisinage par la fraîcheur de leur sève et par la vigueur de leur jet.

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