II
Ce n’est pas un état des services de Montluc que j’entreprends de dresser d’après lui. Je ne m’attacherai qu’aux circonstances principales où il se dessine avec toute son originalité et son caractère.
Sur la fin de l’année 1543, M. de Botières, qui commandait un peu mollement en Piémont, fut remplacé par le comte d’Enghien, jeune prince de qui l’on attendait beaucoup et qui rendit à l’armée de vives espérances. Après avoir pourvu aux premiers soins du commandement et s’être assuré de ses forces, vers le commencement de mars 1544, M. d’Enghien dépêcha Montluc au roi François Ier pour l’informer de l’état des choses, de l’armée considérable que levaient les impériaux sous les ordres du marquis du Guast, et pour demander quelques renforts en même temps que la permission de livrer bataille. Malgré les succès partiels et de détail des armes françaises en Italie, on était resté sur le souvenir de la grande défaite de Pavie : une vraie revanche, une bataille rangée, était chose désirée, et il semblait qu’il était temps enfin de remporter une victoire qui allât rejoindre celle de Marignan. Mais François Ier, vieilli, hésitait. Le roi d’Angleterre Henri VIII venait de se liguer contre lui avec Charles-Quint : ce n’était plus de faire des conquêtes en Piémont qu’il s’agissait, c’était de couvrir et de conserver la France. Montluc, au moment d’être congédié et renvoyé à M. d’Enghien, eut ordre, sur le midi, d’aller trouver le roi, qui était déjà entré en son conseil. L’amiral d’Annebaut, M. de Saint-Pol, d’autres grands officiers y assistaient. Il n’y avait d’assis que le roi et M. de Saint-Pol d’un côté de la table, et en face d’eux l’amiral. Le Dauphin (qui sera Henri II) était debout derrière le fauteuil du roi son père. Le roi dit à Montluc qu’il voulait qu’il s’en retournât en Piémont porter à M. d’Enghien sa réponse, après avoir entendu la délibération du conseil et les objections qui étaient faites à cette proposition de livrer bataille. Et là-dessus il commence à prendre les avis. M. de Saint-Pol opine le premier, rappelle la situation générale, la ligue entre les deux souverains ennemis, l’envahissement projeté de la France : il importait dans une telle crise de ménager l’armée de Piémont, qui était la plus aguerrie, et de se tenir simplement de ce côté sur la défensive. L’amiral d’Annebaut, consulté ensuite, opine dans le même sens, et ainsi tous les autres. Montluc pourtant, quand les plus grosses têtes eurent donné leur avis et qu’on en vint aux moins qualifiés, trépignait d’impatience et brûlait d’interrompre. « Tout beau ! tout beau ! » lui disait M. de Saint-Pol, lui faisant signe de la main et l’avertissant que ce n’était pas l’usage. Le roi, cependant, souriait de la figure animée et du tourment visible de Montluc. Toute cette scène est racontée par celui-ci d’une manière vive et charmante. Quand le tour des opinions fut épuisé : « Avez-vous bien entendu, Montluc, lui dit le roi, les raisons qui m’émeuvent à ne donner congé à M. d’Enghien de combattre ni de rien hasarder ? » Ici Montluc, soulagé enfin, dit qu’il avait bien entendu, mais qu’il demandait qu’il lui fut permis de donner aussi ses raisons, bien que sans espoir de faire changer la détermination qu’il voyait qu’on avait prise. Et le roi le lui permettant, il commença un de ces discours comme il aime à les faire, et dont il prétend se souvenir exactement de tout point après vingt ou trente ans écoulés comme si ce n’était que d’hier.
On remarquera même que dans ces discours qu’il prononce en différentes occasions, soit dans le conseil du prince comme en ce moment, soit dans les conseils des villes où il commande, soit pour exhorter ses soldats et compagnons, discours qu’il enregistre et recompose avec un soin évident, il nous rend au naturel quelques effets des historiens anciens, notamment de Tite-Live. Montluc n’avait pas étudié les livres, mais il ne faut pas le faire plus illettré non plus qu’il ne l’était réellement. S’il ne les avait pas lus lui-même, il s’était fait lire quelque chose de Tite-Live, de Langey, de Guichardin (dont il a oublié le nom, mais qu’il appelle un bon auteur) : « Il me semblait, dit-il quelque part, lorsque je me faisais lire Tite-Live, que je voyais en vie ces braves Scipions, Catons et Césars ; et quand j’étais à Rome, voyant le Capitole, me ressouvenant de ce que j’avais ouï dire (car de moi j’étais un mauvais lecteur), il me semblait que je devais trouver là ces anciens Romains. » Voilà le degré de culture de Montluc ; c’était assez, avec son esprit naturel et son amour de la gloire, pour le mener, sans imitation directe, à être l’émule de ces anciens qu’il connaît peu. Il méprise fort les écritures en bien des cas ; en matière de reddition de place et de capitulation, par exemple, il répète mainte et mainte fois qu’il aimerait mieux être mort que « si on le trouvait mêlé en ces écritures ». Il jugera à l’occasion que c’est une faiblesse au duc de Guise de vouloir écrire de sa main tous ses ordres pour les tenir plus secrets ; et dans une boutade plaisante, au milieu de son admiration pour le grand capitaine, il lui échappera de dire un jour dans son antichambre, et entendu de lui sans s’en douter : « Au diable les écritures ! Il semble qu’il veuille épargner ses secrétaires : c’est dommage qu’il n’est greffier du parlement de Paris, car il gagnerait plus que Du Tillet ni tous les autres. » Ayant à entrer quelquefois dans les parlements de Toulouse et de Bordeaux, quand il était lieutenant pour le roi en Guyenne, il n’en revenait pas de voir que tant de jeunes hommes s’amusassent ainsi dans un palais, vu qu’ordinairement le sang bout à la jeunesse : « Je crois, ajoutait-il, que ce n’est que quelque accoutumance ; et le roi ne saurait mieux faire que de chasser ces gens de là, et les accoutumer aux armes. » Mais toutes ces sorties contre ce qui n’est pas gloire des armes et d’homme de guerre n’empêchent pas Montluc de sentir l’importance de ce chétif instrument, la plume : il s’en sert,-sachant bien que ce n’est que par là et moyennant cet auxiliaire qu’il est donné à une mémoire de s’immortaliser, qu’il n’en sera de votre nom dans l’avenir que selon qu’il restera marqué en blanc ou en noir par les historiens ; et son ambition dernière, à lui qui a tant agi, c’est d’être lu : « Plût à Dieu, dit-il, que nous qui portons les armes prissions cette coutume d’écrire ce que nous voyons et faisons ! car il me semble que cela serait mieux accommodé de notre main (j’entends du fait de la guerre) que non pas des gens de lettres ; car ils déguisent trop les choses, et cela sent son clerc. » Les discours de Montluc, qui ne sentent pas du tout leur clerc, et qui restent-si appropriés à son caractère et à son allure, ne sont pas pour cela moins bien menés et moins habiles.
C’est tout à fait le cas pour ce discours qu’il prononce en présence du roi et de tout le conseil. Sous la forme brusque, rien de plus fin et de plus persuasif : « Sire, je me tiens bien heureux, tant de ce qu’il vous plaît que je vous die mon avis sur cette délibération qui a été tenue en votre conseil, que parce aussi que j’ai à parler devant un roi soldat, et non devant un roi qui n’a jamais été en guerre. » Et il appuie adroitement sur cette fibre chevaleresque de François Ier, de ce roi qui, dans les fortunes de guerre, n’a jamais épargné sa personne non plus que s’il eût été le moindre gentilhomme de son royaume. Le Dauphin, prince guerrier aussi et d’humeur vaillante, qui était debout derrière le fauteuil de son père, se mit dès ce début du parti de Montluc ; il lui faisait signe de la tête d’aller toujours et de parler hardiment : ce qu’il ne fallait pas lui répéter deux fois ; et la suite de ce discours est ainsi accompagnée agréablement, aux endroits décisifs, par ce jeu de scène, par cette pantomime du Dauphin, qui approuve, sourit, fait des signes et jouit du triomphe du soldat Montluc sur les prudents conseillers. Montluc, comme parlant à un roi soldat, se met donc tout d’abord à énumérer les forces de l’armée de Piémont et à nombrer les corps qui la composent ; il commence, comme de juste, par les Gascons :
Sire, nous sommes de cinq à six mille Gascons… Car vous savez que jamais les compagnies ne sont du tout complètes, aussi tout ne se peut jamais trouver à la bataille ; mais j’estime que nous serons cinq mille cinq cents ou six cents Gascons comptés, et de ceux-là je vous en réponds sur mon honneur ; tous, capitaines et soldats, vous baillerons nos noms et les lieux d’où nous sommes, et vous obligerons nos têtes que tous combattrons le jour de la bataille, s’il vous plaît de l’accorder, et nous donner congé de combattre. C’est chose que nous attendons et désirons il y a longtemps… Croyez, Sire, qu’au monde il n’y a point de soldats plus résolus que ceux-là ; ils ne désirent que mener les mains.
Il poursuit son dénombrement par les Suisses, desquels il répond également ; ce qui fait, avec les précédents, neuf mille hommes en tout qui sont prêts à combattre jusqu’au dernier soupir. Il répond un peu moins des autres corps, qu’il connaît moins, mais il espère qu’ils feront tous aussi bien que les premiers, surtout quand ils verront ceux-ci, Gascons et Suisses, mener vigoureusement les mains. C’est son mot favori ; et il n’oublie pas de nous dire qu’à ce moment où il parlait ainsi des grands coups de la bataille, il levait haut le bras et faisait le geste de vouloir frapper ; ce qui ne déplaisait pas au roi et redoublait la joie du Dauphin. Et son énumération achevée :
Puisque donc, Sire, poursuivait-il, je suis si heureux que de parler devant un roi soldat, qui voulez-vous qui tue neuf ou dix mille hommes, et mille ou douze cents chevaux, tous résolus de mourir ou de vaincre ? Telles gens que cela ne se défont pas ainsi : ce ne sont pas des apprentis. Nous avons souvent sans avantage attaqué l’ennemi, et l’avons le plus souvent battu. J’oserais dire que si nous avions tous un bras lié, il ne serait encore en la puissance de l’armée ennemie de nous tuer de tout un jour sans perte de la plus grand’part de leurs gens et des meilleurs hommes : pensez donc, quand nous aurons les deux bras libres et le fer en la main, s’il sera aisé et facile de nous battre !
Sa conclusion était : Laissez-nous faire. Jusqu’ici Montluc n’a pris les choses que de son côté, militairement ; il arrive pourtant à toucher à la question politique : « À ce que j’ai entendu, Sire, tout ce qui émeut messieurs qui ont opiné devant Votre Majesté est la crainte d’une perte ; ils ne disent autre chose, si ce n’est : Si nous perdons, si nous perdons ! je n’ai ouï personne d’eux qui ait jamais dit : Si nous gagnons, si nous gagnons, quel grand bien nous adviendra ! » Le roi était plus qu’à demi gagné ; M. de Saint-Pol, lisant cela dans ses yeux, essaya de le retenir : « Sire, voudriez-vous bien changer d’opinion pour le dire de ce fou qui ne se soucie que de combattre, et n’a nulle considération du malheur que ce vous serait si perdions la bataille ? C’est chose trop importante pour la remettre à la cervelle d’un jeune Gascon. » Par parenthèse, Montluc avait au moins quarante ans alors et n’était pas plus jeune que bien des hommes mûrs. Montluc réplique à M. de Saint-Pol par de nouvelles raisons et assez bien fondées : il montre que le moral de l’armée de Piémont est excellent ; que, dans toutes les précédentes occasions et rencontres, l’avantage lui est demeuré sur l’ennemi ; qu’il ne s’agit que de pousser outre et d’achever : « Regardez donc, nous qui sommes en cœur et eux en peur, nous qui sommes vainqueurs et eux vaincus, nous qui les désestimons cependant qu’ils nous craignent, quelle différence il y a d’eux à nous ! » Enfin il revient sur l’importance capitale dont serait cette victoire, selon lui facile, qui déconcerterait la coalition et arrêterait les souverains ennemis tout net ; il le dit en des termes plus crus et en une image parlante. — Notez que du moment que Montluc a commencé de parler, il n’a plus pour contradicteur que M. de Saint-Pol. L’amiral d’Annebaut, soit qu’il ait changé d’avis de lui-même, soit que, placé en face du roi et du Dauphin, il voie à leur physionomie que le vent tourne décidément à la bataille, s’y laisse incliner également ; il ne dit mot, sourit comme les autres et ne contredit pas. Bref, le roi répond à M. de Saint-Pol qui revient à la charge et qui voudrait lui faire honte de changer ainsi d’avis sur le propos d’un fol enragé : « Foi de gentilhomme ! mon cousin, il m’a dit de si grandes raisons et m’a représenté si bien le bon cœur de mes gens, que je ne sais que faire. » La partie était gagnée, et Montluc rapporte en toute hâte par-delà les monts la permission si désirée, et qu’il a enfin arrachée de la bouche du roi : « Qu’ils combattent ! qu’ils combattent ! »
En sortant de la chambre du conseil, n’oublions pas que Montluc se voit entouré des meilleurs de la jeune noblesse, et qui brûlent, s’il y a combat, de courir en volontaires pour y être à temps ; il leur répond moitié en français, moitié en gascon, et les conviant de se dépêcher s’ils veulent « en manger » et être de la fête.
Il n’y a prince au monde, remarque-t-il à ce propos, qui ait la noblesse plus volontaire que le nôtre : un petit souris de son maître échauffe les plus refroidis ; sans crainte de changer prés, vignes et moulins en chevaux et armes, on va mourir au lit que nous appelons le lit d’honneur.
Cérisoles fut une journée signalée et qui compte dans les fastes de la France comme aussi dans l’histoire de la guerre (11 avril 1544). L’artillerie, plus mobile, y joua un rôle important. Montluc fut particulièrement chargé de conduire toute l’arquebuserie, ce qui a fait dire à un auteur qu’on est orgueilleux de citer :
Toute l’arquebuserie française avait été retirée des bataillons et mise sous le commandement de Montluc, qui l’accepta comme un grand honneur. Ce simple fait prouve combien est dénuée de fondement cette opinion si répandue, que la chevalerie de cette époque dédaignait les armes à feu ; et c’est avec peine que nous avons vu, dans le cours d’histoire militaire de M. Rocquancourt, quelques phrases de Montluc citées comme preuve de son aversion pour les armes à feu, tandis qu’au contraire, aucun capitaine avant lui ne s’en était aussi bien servi, et que, à en juger par ses propres paroles, il faisait grand cas de l’arquebuserie12.
Et en effet, les paroles qu’on peut citer de Montluc contre l’invention de l’arquebuserie, et qui peuvent paraître piquantes d’expression, ne sont que des boutades ou des rancunes d’un vieux soldat qui en a été maltraité au visage13. Quelque goût personnellement qu’il eût à jouer de la hallebarde ou de la pique, il y entremêle sans cesse l’arquebuserie ; il combine l’action de ce nouveau moyen avec les autres armes de guerre, et, loin d’avoir aucun préjugé qui l’enchaîne aux us et coutumes de l’ancienne chevalerie, on le voit aussi ouvert et aussi entendu qu’homme de son temps à toute invention et à toute pratique militaire utile.
On sait les vicissitudes de cette bataille de Cérisoles, et comment la fortune, tout en couronnant nos armes, se moqua (c’est Montluc qui le dit) des deux chefs d’armée. Tandis que la droite, commandée par M. de Chais, et le centre, là où était Montluc, enfonçaient l’armée ennemie et que le marquis du Guast voyait la partie désespérée, M. d’Enghien, de son côté, voyait sa gauche complètement en déroute par la lâcheté des Gruyens (gens de la vallée de Gruyère), et essayait en vain par deux charges de cavalerie d’arrêter le bataillon des victorieux. Ce jeune prince était si fort au désespoir, « que deux fois il se donna de la pointe de l’épée dans son gorgerin, se voulant offenser soi-même. Les Romains pouvaient faire cela, ajoute Montluc, mais non pas les chrétiens. » C’est dans cet état qu’on vint apprendre à M. d’Enghien que cette victoire qu’il tenait pour perdue était à lui et aux siens. Quant à Montluc, après avoir fait jusqu’au bout son office de chef, il eut l’idée de finir la journée par un de ces coups imprévus et d’aventure qui lui plaisaient : il s’était mis en tête qu’il ferait prisonnier ce jour-là un ennemi de haut rang et d’autorité, le général en chef, par exemple, le marquis du Guast en personne, pourquoi pas ? et qu’il en obtiendrait une bonne rançon ou une récompense du roi. Sur cette idée un peu folle, ainsi qu’il l’appelle, il avait donné ordre à un sien valet de lui tenir son cheval turc prêt à monter derrière le bataillon ; mais une fugue du valet mit du retard à l’entreprise, et Montlue, après un temps de galop, vit qu’il lui fallait renoncer à ce supplément d’honneur et de gain. C’est au retour seulement de cette poursuite qu’il apprit à combien peu il avait tenu que la bataille ne se perdît ; il ne s’en était pas douté jusque-là. À celle nouvelle, il éprouva une impression soudaine et qu’il a rendue bien énergiquement ; tout son sang se glaça, en écoutant le gentilhomme qui lui faisait ce récit : « S’il m’eût donné, dit-il, deux coups de dague, je crois que je n’eusse point saigné ; car le cœur me serra et fit mal d’ouïr ces nouvelles ; et demeurai plus de trois nuits en cette peur, m’éveillant sur le songe de la perte. »
Il se représentait la scène du conseil, sa promesse solennelle de la victoire, la conséquence incalculable dont une défaite eût été pour la France, et dans ce prompt tableau que son imagination frappée lui développa tout d’un coup, cet homme intrépide retrouva la peur à laquelle il était fermé par tout autre côté.
Ce qui est touchant, c’est la tristesse de M. d’Enghien, ce jeune vainqueur, lorsque Montluc l’aborda ; il avait encore dans le cœur et sur le front une ombre de l’impression désespérée qui l’avait si longtemps et si cruellement oppressé. Voyant Montluc près de lui, il se baissa pour l’embrasser et le fit chevalier sur l’heure : « dont je me sentirai toute ma vie honoré, nous dit celui-ci, pour l’avoir été en ce jour de bataille, et de la main d’un tel prince. » Un mécompte amer suivit de près cette joie ; Montluc demanda pour grâce au prince d’être chargé de porter la nouvelle de la victoire au roi : cela lui était bien dû. M. d’Enghien le lui promit, mais durant la nuit M. d’Escars obtint d’être le messager et le supplanta. Montluc, au désespoir et dans son irritation, eut d’abord l’idée de désobéir, de se dérober le soir même du lendemain, de crever les chevaux et de se rompre le cou plutôt que de ne pas apporter lui-même le premier la nouvelle. Il n’en fit rien pourtant et se retira à demi fâché en sa Gascogne, où il ne resta d’ailleurs que très peu.
Avant la fin de cette même année, on le trouve au siège devant Boulogne-sur-Mer en qualité de mestre de camp. Je laisse les prouesses, affaires de nuit, et camisades où il se distingue, et sur lesquelles il s’étend beaucoup. Un endroit intéressant et neuf, c’est celui où il nous parle des travaux de fortification auxquels il présida entre le fort d’Outreau et le Pont-de-Brique en 1545. Le maréchal de Biez qui y commandait et qui, ne pouvant reprendre Boulogne, était chargé de le bloquer par ce côté, se trouvait dans l’embarras par la fuite des pionniers : il lui restait un pan de courtine ou de mur à élever pour sa ligne de fortification, et pour empêcher les secours d’entrer dans la ville. À défaut des pionniers il pensa à y employer les soldats. Ceux-ci tout d’une voix refusèrent, disant qu’ils ne travailleraient pas et qu’ils n’étaient point pionniers. C’est ici encore que Montluc fit preuve d’invention et de ressources, aussi bien que d’une intelligence militaire qui était en progrès sur la chevalerie et qui s’en revenait au bon sens pratique des anciens Romains. L’idée et la doctrine de Montluc, tout gentilhomme qu’il est, c’est que tout ce qui sert à la guerre, tout ce qui est utile et commandé par les besoins de l’armée, travail de main de quelque genre que ce soit, ne peut faire tache au guerrier et ne peut que procurer honneur aux capitaines et aux princes comme aux soldats. Le premier, s’il le faut, il n’hésitera pas à donner l’exemple ; écoulons son excellent récit :
Je me résolus de trouver le moyen pour faire travailler les soldats, qui fut de donner à chacun qui travaillerait cinq sous comme aux pionniers : monsieur le maréchal me l’accorda fort volontiers, mais je n’en trouvai pas un qui y voulût mettre la main. Voyant leur refus, pour les convier par mon exemple, je pris ma compagnie, celle de mon frère M. de Lieux et celles des capitaines Lebron, mon beau-frère, et Labil, mon cousin germain ; car ceux-là ne m’eussent osé refuser. Nous n’avions pas faute d’outils, car monsieur le maréchal en avait grande quantité, et aussi les pionniers qui se dérobaient laissaient les leurs… Comme je m’en vins à la courtine, je commençai à mettre la main le premier à remuer la terre, et tous les capitaines après : j’y fis apporter une barrique de vin, ensemble mon dîner, beaucoup plus grand que je n’avais accoutumé, et les capitaines le leur, et un sac plein de sous que je montrai aux soldats ; et après avoir travaillé une pièce (un bon bout de temps), chaque capitaine dîna avec sa compagnie ; et à chaque soldat nous donnions demi-pain, du vin et quelque peu de chair, en favorisant les uns plus que les autres, disant qu’ils avaient mieux travaillé que leurs compagnons, afin de les accourager. Et, après que nous eûmes dîné, nous nous remîmes au travail en chantant jusque sur le tard ; de sorte qu’on eût dit que nous n’avions jamais fait autre métier. Après, trois trésoriers de l’armée les pavèrent à chacun cinq sous ; et comme nous retournions aux tentes, les autres soldats appelaient les nôtres pionniers, gasladours (gâteurs, gâcheurs, gâte-métier).
Mais la nuit porta conseil ; le lendemain matin, deux autres compagnies demandèrent à y venir mettre la main, puis le surlendemain toutes les autres ; si bien qu’en huit jours la muraille fut achevée. Les soldats, au jugement des ingénieurs, avaient plus travaillé en ces huit jours que n’eussent fait quatre fois autant de pionniers en cinq semaines. Montluc ne perd pas cette occasion d’exposer toute sa doctrine de stimulation militaire et ses moyens habituels d’agir sur le moral du soldat : « Ô capitaines, mes compagnons, combien et combien de fois, voyant les soldats las et recrus, ai-je mis pied à terre afin de cheminer avec eux, pour leur faire faire quelque grande traite ; combien de fois ai-je bu de l’eau avec eux, afin de leur montrer exemple pour pâtir ! »
Ceux qui ne connaissent Montluc que sur sa réputation dernière et terrible s’étonneront de ne point trouver en tout ceci le farouche personnage qu’ils se sont imaginé. Son défaut en tout temps, et même dans son moment le plus glorieux, était une promptitude de colère qui lui fit faire des choses sanglantes ; il en dit son mea culpa : « J’avais la main aussi prompte que la parole. J’eusse voulu, si j’eusse pu, ne porter jamais de fer au côté. » Il paraît se repentir quelquefois d’avoir fait sentir son épée sur le temps même à quelque homme rétif qui l’offensait et lui résistait. Hors cela, et dans ses guerres d’Italie, on le voit faisant tout pour ses soldats, aimé d’eux et possédant le secret de leur « mettre les ailes aux talons et le cœur au ventre », dès que l’un et l’autre étaient nécessaires. Son grand moyen pour y arriver n’était pas seulement la libéralité et les distributions d’argent, c’était encore le soin qu’il avait de ses hommes en détail, de ne jamais leur faire faire une grande corvée sans leur faire porter pain et vin pour se rafraîchir, « car les corps humains ne sont point de fer » ; c’était surtout de donner l’exemple et de ne pas s’épargner soi-même dans les cas fatigants ou rebutants, de ne pas craindre de paraître déroger en prenant la pelle ou la pioche, comme à Boulogne ; en portant le brancard ou traînant la brouette chargée de matériaux, comme dans la défense de Verceil. Au reste, il ne faisait pas uniquement ces choses pour la montre et pour l’exemple ; dans la pose des pièces d’artillerie, à quoi il excellait, il avait la main à la besogne pour qu’elle fût mieux et plus sûrement faite : au siège de Monte-Calvo, pendant qu’il était une nuit à loger ses gabions et ses canons, survint M. d’Enghicn qui, le prenant familièrement par la taille, lui dit : « Vous avez été mon soldat autrefois, à présent je veux être le vôtre. » — « Monsieur, dis-je, soyez le bienvenu ! un prince ne doit point dédaigner au besoin de servir de pionnier : voici besogne pour tous. » Ainsi Monlluc comprenait en toutes les parties et maintenait en égal honneur tout ce qui constitue le noble métier de soldat.
Ceci nous amène à parler avec quelque étendue de l’acte militaire, peut-être unique en son genre par les circonstances, et qui fait à jamais sa gloire, de l’admirable défense de Sienne. On était sous Henri II, ce même Dauphin qui avait si bien souri à Montluc durant la tenue du conseil d’où sortit la victoire de Cérisoles, qui depuis l’avait vu à l’œuvre dans une attaque de nuit à Boulogne, et qui eut toujours pour lui un goût, une amitié particulière. La guerre se continuait avec succès en Piémont sous le maréchal de Brissac : cependant la ville de Sienne, en Toscane, ayant chassé les Espagnols, recouvra son indépendance et demanda secours au roi. M. de Strozzi, depuis maréchal, fut chargé de la protéger ; mais comme il avait en même temps à tenir la campagne, il demanda qu’on nommât un lieutenant de roi pour y commander durant son absence. On essaya dans le conseil à Paris de bien des noms : le connétable de Montmorency en proposait un, le duc de Guise un autre, le maréchal de Saint-André avait aussi son protégé. « Vous ne m’avez point nommé Montluc », dit le roi. — « Il ne m’en souvenait point », répondit le duc de Guise, qui l’estimait. Vinrent pourtant les objections, de la part du connétable surtout : pour cette place de lieutenant du roi dans une république italienne, au milieu des partis et des ordres divers de citoyens à contenir et à ménager, il fallait un grand fonds de prudence, et Montluc, disait-on, en manquait : sa réputation d’homme fâcheux, bizarre et colère, était mise sans cesse sur le tapis. Chose singulière ! le maréchal de Brissac, qui l’estimait et l’aimait on ne saurait plus, mais qui craignait de le perdre comme l’un de ses capitaines et auxiliaires essentiels, s’il allait à Sienne, écrivit au roi pour établir dans son esprit (à côté de beaucoup d’éloges) cette fâcheuse réputation de quinteux qu’avait Montluc ; et en même temps il écrivait à celui-ci pour le dissuader d’accepter. Le roi pourtant eut son avis, à lui, et démêla les qualités essentielles de son brave serviteur sous les défauts dont on le chargeait : « Le roi répondit qu’il avait toujours vu et connu que la colère et bizarrerie qui était en moi n’était sinon pour soutenir son service, lorsque je voyais qu’on le servait mal : or, jamais il n’avait ouï dire que j’eusse pris querelle avec personne pour mon particulier. » M. de Guise, favorable à Montluc, fit aussi cette remarque devant le roi, que le maréchal de Brissac se contredisait dans sa lettre, en déniant d’une part à Montluc l’ordre de talents nécessaires pour commander au nom du roi, et d’autre part en le louant si fort pour des qualités qui sont pourtant les principales en un homme de commandement, telles que d’être homme de grande police et de grande justice, et de savoir animer les soldats en toute entreprise : « Qui a jamais vu, ajoutait M. de Guise, qu’un homme doué de toutes ces bonnes parties n’eût avec lui de la colère ? Ceux qui ne se soucient guère que les choses aillent mal ou bien, ceux-là peuvent être sans colère. » Il fut donc décidé que Montluc s’en irait lieutenant du roi à Sienne ; le courrier qui lui portait sa nomination le trouva à Agen, où il était pour lors bien malade. Il dit qu’il partirait dans huit jours, et à ce terme précis il se mit en route, se traînant jusqu’à Montpellier et passant outre, malgré les médecins de la Faculté qui lui prédisaient qu’il n’arriverait pas en vie jusqu’à Marseille : « Mais quelque chose qu’ils me sussent dire, je me résolus de cheminer tant que la vie me durerait, à quelque prix que ce fût ; et, comme je partais, m’arriva un autre courrier pour me faire hâter ; et, de jour à autre, je recouvrais ma santé en allant, de sorte que quand je fus à Marseille, je me trouvai sans comparaison mieux que quand j’étais parti de ma maison. »
Montluc débarqua en Italie pendant l’été (1554). M. de Strozzi tenait la campagne. Tant que celui-ci fut debout et à la tête de sa petite armée, Montluc, son second, n’eut rien de bien particulier à faire dans la ville, et il put s’étudier à son rôle nouveau de lieutenant de roi. Il ne commence à se dessiner pour nous qu’à dater de la défaite que M. de Strozzi essuya après avoir voulu secourir la ville de Marciano, que pressait le marquis de Marignan. Montluc prédit que Strozzi, malgré sa bravoure et son expérience, et puisqu’il s’obstinait à décamper en plein jour à la face de son ennemi, serait défait. C’était au commencement d’août. Malade de nouveau et pris de dyssenterie, Montluc convoqua cependant la seigneurie de Sienne au palais et harangua en italien. Il prévint ces chefs de la cité, pour qu’ils n’en fussent surpris ni découragés, de l’issue trop probable du combat qui se livrait le jour même. Il leur donna toutes les instructions essentielles pour pourvoir sur l’heure à la garde des portes, à la rentrée des blés, farines et vivres du dehors, et aux autres soins de la défense : pour lui, dévoré de la fièvre, il dut se retirer en son logis après cette harangue, et, son mal empirant, il fut quelques jours en danger de mort.
Le combat s’était passé tout ainsi qu’il l’avait craint ; M. de Strozzi avait été complètement battu, et, blessé lui-même, on le croyait en danger de la vie. Transporté dans une place voisine, à Montalsin, et sachant Montluc presque à l’extrémité, il dépêcha à Rome pour faire venir un autre gouverneur, M. de Lansac ; mais celui-ci ne sut point s’y prendre et se laissa tomber aux mains des ennemis en essayant d’arriver à Sienne : « S’il fût venu, dit naïvement Montluc, je crois que je fusse mort, car je n’eusse eu rien à faire ; j’avais l’esprit tant occupé à ce qui me faisait besoin, que je n’avais loisir de songer à mon mal. »
Après avoir été trois jours regardé comme mort, et avoir reçu la visite de Strozzi guéri plus tôt que lui, Montluc revint peu à peu à une santé suffisante pour vaquer à ses devoirs. Il se fit porter en chaise par la ville, examinant toutes choses, car le marquis de Marignan commençait à la serrer de près et à marquer qu’il comptait bien l’avoir, au moins par famine. Là-dessus Montluc assembla d’abord ses capitaines, tant français, qu’allemands et italiens, et leur exposa qu’il voulait diminuer la ration du pain de vingt-quatre onces à vingt ; il s’en remettait à eux de persuader à leurs soldats de le supporter, ce qui était difficile, surtout pour les Allemands. Le jour suivant, il convoqua tous les grands de la cité pour leur faire en italien une déclaration semblable et leur demander de réduire la ration de pain des habitants à quinze onces, c’est-à-dire un peu moins que pour les soldats : car il était naturel qu’il y eût dans les maisons des bourgeois des ressources que les soldats n’avaient pas. On était environ à la mi-octobre, et le siège dura jusqu’au 22 avril suivant, six grands mois, pendant lesquels on passa par tous les degrés de privation, de souffrance, d’exténuation, entremêlés de dangers perpétuels, vaillamment et, on peut le dire, ingénieusement combattus.
Car un des caractères de ce siège, et qui le distingue des autres sièges également soutenus à outrance dont l’histoire a gardé les noms, c’est que le sentiment qui anime les chefs de ceux qui résistent et qui s’opiniâtrent ainsi, est un sentiment que j’appellerai éclairé ou civilisé, un sentiment tout d’honneur chez Montluc, tout de patriotisme et d’indépendance chez les Siennois. Il n’y a pas, à proprement parler, de haine ni de guerre d’extermination comme dans ces résistances désespérées des Numance et des Saragosse. Le marquis de Marignan qui assiège la place est un noble et courtois adversaire, et qui est bien le cousin des Médicis par de brillants côtés. La veille de Noël, il envoie par un sien trompette à Montluc « la moitié d’un cerf, six chapons, six perdrix, six flacons de vin excellent et six pains blancs, pour faire le lendemain la fête. » Montluc ne trouve point cette courtoisie étrange, d’autant que dans sa grande maladie trois ou quatre mois auparavant, le même marquis lui avait envoyé pareillement quelque gibier et avait laissé entrer un mulet chargé de petits flacons de vin grec. Nous verrons à quoi un reste de vin grec servira.
C’est le tableau de ce mémorable fait d’armes et siège toscan, des plus beaux sous le point de vue militaire, héroïque et patriotique, qui se peint admirablement dans le récit de Montluc. On cite d’ordinaire, dans les poèmes épiques en renom, tel ou tel chant célèbre ; il faudrait citer de même, dans l’ordre des grandes choses historiques, le troisième livre des Commentaires de Montluc. C’est un tout qui se détache et qui fait un parfait ensemble ; la façon de dire et de raconter y est égale à l’action. La France n’est pas assez fière de ces vieilles richesses, qui seraient dès longtemps classiques si on les avait rencontrées chez Thucydide ou tout autre ancien. Nous tâcherons cette fois d’y mieux regarder.