Conclusion
Expliquez donc votre pensée.Le Mariage forcé, scène vi.
— Expliquez donc votre pensée, car nous ne pouvons pas la deviner. Quand vous avez fait,
comme élève de William Schlegel, une Leçon sur la comédie ; quand vous
avez écrit, comme émule de Jean-Paul, des Pensées sur la poésie comique,
nous avons bien vu que vous vous moquiez du monde, assez maladroitement, il est vrai, avec
un mélange d’idées graves et sensées qui plusieurs fois nous a fait douter de vos
intentions ironiques. Quand vous avez écrit, comme philosophe hégélien, une Méditation sur le drame comique, vos
premières et vos dernières
lignes ont clairement eu pour but de rassurer sur le compte de votre orthodoxie nos
esprits qui prenaient l’alarme ; ce but, elles l’ont atteint, bien qu’assez gauchement, à
l’aide de quelques phrases d’ironie qui, sans transition, ont précédé toute une exposition
sérieuse, puis d’autres qui lui ont succédé — sans transition. Mais quand Dorante a pris
la parole ou la plume, nous avons cru que Dorante, c’était vous ; nous l’avons cru jusqu’à
la fin de son Étude ; et voilà que Lysidas dans sa Réponse (quels personnages ! quelle fiction !) détruit tout ce que Dorante a dit !
Continuez, si cela vous amuse. Détruisez maintenant ce qu’a dit Lysidas, pourvu qu’ensuite
et enfin vous concluiez. Détruisez… car, nous l’espérons, vous n’allez pas vous en tenir à
la matérielle et grossière doctrine de cette brutale école historique. On en est las. Une
réaction commence, en faveur du culte des idées, contre le culte des faits. L’Académie
française a mis au concours cette question : « De la nécessité de concilier dans
l’histoire critique des lettres le sentiment perfectionné du goût et les principes de la
tradition avec les recherches érudites
dites et l’intelligence historique
du génie divers des peuples »
; et, bien que les concurrents aient évidemment
peu de foi dans cette nécessité, puis que, d’année en année, le prix ne
se décerne point, nous ne pouvons-nous empêcher d’admirer avec joie la foi de l’Académie
elle-même dans cette nécessité non douteuse ; car, voyez ! elle en est si sûre que,
dérogeant une fois, par une exception heureuse, à sa largeur d’esprit et à sa réserve
habituelles, elle a indiqué d’avance et imposé sa solution avec la question. Le philosophe
le plus original de notre temps, le moins suspect d’une vénération exagérée pour les principes de la tradition, M. Vacherot, pense à peu près comme l’Académie.
Nous n’admettons pas que vous puissiez avoir l’âme assez basse, l’esprit assez court pour
en rester à la doctrine de l’école historique. Expliquez donc votre pensée, car nous ne
pouvons pas la deviner.
— Mon cher lecteur, j’ai fini ma tâche. Il y a aujourd’hui une question pendante, la question de la critique littéraire. Un autre l’eût d’abord résolue ; pour moi, j’ai voulu d’abord l’examiner, au risque de ne la point résoudre. En effet, maintenant que l’examen est terminé, j’avoue que je ne vois pas la solution. Je l’avoué, non comme un philosophe qui pose orgueilleusement des bornes à la science humaine,, mais en homme de bonne foi qui pense que la science humaine peut résoudre au moins la question de la critique littéraire, qui confesse sa propre ignorance sans y condamner l’univers, et qui ne demande pas mieux que d’être instruit. Une solution comme celle que je cherche, comme celle que nous cherchons, si vous ne l’avez pas déjà trouvée, doit être, n’est-ce pas, une théorie de la critique faisant leur juste part aux dogmes littéraires, au sentiment littéraire, à l’histoire littéraire ? Or, je vois bien ce qu’il y a de bon, ce qu’il y a de mauvais dans les dogmes seuls, dans le sentiment seul, dans l’histoire seule ; mais quand j’ai rassemblé tout ce que je vois de bon, j’ai peut-être les matériaux de l’édifice, je n’en conçois pas encore le plan. Voyons, examinons une dernière fois. Faisons tout ce que nous pourrons ; mais, si vous voulez bien, n’entreprenons pas d’en faire davantage.
L’école historique, cela est évident, annule la critique littéraire. Considérant toutes
les œuvres
de toutes les littératures comme les objets égaux d’une curiosité
indifférente, elle s’interdit tout jugement d’appréciation sur la valeur absolue et même
relative des œuvres et des littératures, et se borne à noter leurs caractères spéciaux. Il
y a, à la vérité, un signe où elle reconnaît les grands hommes, et il n’est peut-être pas
bien exact de dire que tous les objets soient égaux devant l’indifférence de sa
curiosité ; Molière est mille fois plus intéressant à ses yeux que Cyrano de Bergerac,
Pradon ou Boursault : « Plus un poète est parfait, dit-elle, plus il est national ;
plus il pénètre dans son art, plus il a pénétré dans le génie de son siècle et de sa
race ; la hauteur de l’arbre indique la profondeur des racines465. »
Quoi qu’il
en soit, l’école historique, je dis l’école historique idéale, à la considérer dans
l’unité et la pureté de sa doctrine, annule la critique littéraire au sens où le langage a
toujours entendu le mot de critique, puisqu’elle ne juge pas, ne blâme ni ne loue. Mais, en revanche, de la critique ainsi annihilée
elle seule réussit à faire une science. Son principe est incontestable, c’est que tout
phénomène
à sa cause ; sa méthode est sûre, c’est l’étude des faits ; ses
instruments sont éprouvés : c’est l’histoire, c’est la psychologie. Quelle lumière elle
répand sur tout ce qu’elle touche ! Comme elle est instructive, amusante ! et comme elle
confirme bien cette vérité démontrée depuis longtemps par Aristote aux platoniciens, qu’à
mesure qu’on remplace davantage les abstractions et les généralités par des notions
particulières et concrètes, on augmente, avec l’intensité de la vie, l’intensité de
l’intérêt ! C’est une erreur de croire que l’école historique ait accompli tout le bien
qu’elle avait à faire, et que le devoir de la critique de l’avenir soit de lui faire la
place petite. Je ne trouve pas que nous ayons l’esprit trop large, ni l’intelligence trop
ouverte. On est confondu de la petitesse des jugements qu’on entend prononcer tous les
jours. L’école historique a découvert deux vérités, qui, bien qu’elles aient vaincu, ont
encore à combattre et n’ont pas achevé de transformer la critique. La première de ces
vérités, c’est qu’il n’y a point de canon unique de la beauté, de la perfection
littéraire, et qu’il faut presque autant de mesures et de balances qu’il
y a
d’œuvres à mesurer et à peser, bien loin qu’une seule littérature puisse imposer son
système à toutes les autres. La seconde vérité, c’est que les défauts essentiels sont les
conditions des beautés essentielles, aphorisme qui peut s’exprimer ainsi : Chacun a les
défauts de ses qualités. N’ayons garde de mépriser cette vérité sous prétexte qu’elle
n’est pas neuve. Toutes les vérités sont vieilles ; mais apercevoir la portée nouvelle
d’une vieille vérité, c’est vraiment découvrir. Et quel bien précieux
qu’une idée juste et claire ! Nous savons que si Corneille est inégal, c’est qu’il est
souvent sublime ; nous savons que si l’imagination de Molière n’est pas riche en
fantaisies comme celle de Shakespeare, c’est qu’il peint la réalité comique plus
fidèlement. Mais, faute d’y penser, faute de comprendre assez l’importance de cette
remarque, notre critique tombe à chaque instant dans l’injustice ou dans la banalité. Il y
a de jolies choses dans Dickens, mais… Il y a de belles choses dans V. Hugo, mais…
Franchement, tous ces mais sont au moins ennuyeux. Prenons les hommes
tels qu’ils sont, en bloc, avec leurs qualités et leurs défauts, comme manifestations
d’une même
puissance, et ne demandons pas la ruse au lion, la force au
renard, ni la grâce au paysan du Danube.
La question du goût est la plus délicate des trois questions
particulières qui composent la question générale de la critique littéraire. Le goût a ceci
d’original, qu’il est subordonné à l’intelligence, mais à l’intelligence à l’état vague,
non pas à telle ou à telle notion précise de l’intelligence. La brute, l’idiot n’ont point
de goût ; mais le théoricien qui s’est formé certaines idées et qui juge d’après ces
idées, ne porte pas non plus un libre et pur jugement de goût. La véritable personne de
goût, c’est cet homme poli ou mieux encore cette femme aimable, qui se sert de son
intelligence sans savoir comment, de même qu’elle respire sans y penser. Le goût n’existe
donc ni dans une indépendance sauvage, ni dans une servitude logique ; il n’est ni
absolument libre, ni esclave ; il est soumis à l’intelligence, comme à un joug nécessaire,
si aisément porté qu’il n’en a point conscience. D’après cela, il est clair que les
progrès du goût sont directement en proportion de ceux de l’intelligence, et que, plus
l’intelligence s’agrandit, plus le goût se
perfectionne. Mais voici le point
obscur. Que faut-il entendre par ce mot : perfectionnement du goût ?
sans doute, que le goût s’élargit et qu’en même temps il s’épure. L’élargissement du goût est facile à comprendre ; à mesure que nos
préjugés tombent, beaucoup de nos répugnances doivent céder et disparaître. Mais son
épuration offre une idée moins simple, moins nette. On ne voit pas bien en quoi elle
consiste, jusqu’où elle doit aller, où elle commence à devenir étroitesse, dans quelles
limites elle peut se concilier avec la largeur. N’importe ; il faut admettre qu’en se
perfectionnant, le goût ne s’élargit pas seulement, mais aussi qu’il s’épure. Il est
impossible de préconiser, au nom du goût, une sorte de tolérance universelle et
d’admiration banale qui n’est que de l’indifférence, et qui, à la longue, émousse et tue
le sentiment même du beau. Voltaire n’a pas tout à fait tort de trouver que les vifs
dégoûts littéraires sont le prix des plus délicieuses jouissances littéraires, et que,
pour bien aimer certaines choses, il faut savoir haïr vigoureusement leurs contraires.
Quand Goethe déclare que « Klopstock n’avait aucun goût, aucune disposition
pour voir, saisir le monde sensible, et dessiner les caractères »
,
quand il trouve ridicule cette ode où le poète suppose une course entre
la Muse allemande et la Muse britannique, quand il ne peut supporter « l’image
qu’offrent ces deux jeunes filles courant à l’envie à toutes jambes et les pieds dans la
poussière »
: à ce moment-là Goethe est moins content, moins heureux, il jouit
moins du plaisir de vivre, du bonheur de sentir que madame de Staël, qui traduit avec
enthousiasme cette même ode, et déclare fort heureux tout ce que Goethe
trouve ridicule. Mais cet avantage que Goethe perd un moment, il le retrouve le moment
d’après, quand, par exemple, la lecture d’un chœur de Sophocle ou d’une ode de Pindare
fait couler à longs traits dans tous ses sens et dans son âme une émotion, une félicité,
que jamais ne goûta madame de Staël. Quand j’écoute avec ravissement une mélodie
italienne, et que vous, mon cher lecteur, vous haussez légèrement les épaules avec une
expression de quasi-mépris sur les lèvres, je vous plains, et en fait je suis plus
favorisé que vous, puisqu’à ce moment-là j’ai un sens qui vous manque. Mais peut-être que
tout à l’heure la musique de Haydn ou de Beethoven remplira vos yeux de
larmes d’admiration, et me passera par-dessus la tête. Vous aimez les romans de Balzac et
de George Sand ; moi aussi. Seulement, vous les aimez tellement qu’il vous est impossible
d’apercevoir leurs défauts. Eh bien ! je vous défie de goûter autant que moi ceux de
Mérimée.
Vous voyez, mon cher lecteur, que je ne résous rien, et que je ne me mêle pas de
concilier les délicatesses du sentiment littéraire avec la magnifique tolérance de
l’esprit historique. Et les théories ! voilà encore une question. Il ne s’agit pas de
savoir si les conseils pratiques, les préceptes dictés par Aristote, Horace, Boileau, sont
légitimes et valent quelque chose. Ils sont excellents pour la plupart, et l’on n’a point
coutume de demander à son maître d’écriture par quelle déduction rationnelle et en vertu
de quel principe a priori, il veut qu’on étende bien ses doigts, qu’on
ne mette pas son cahier de travers, qu’on ramène sa plume vers sa poitrine, et qu’on se
tienne droit comme un I. Ce qu’il s’agit de savoir, c’est si les Philosophies de l’Art,
les Traités
complets d’Esthétique, les livres qui s’intitulent Science du
Beau, justifient leur titre. Je crois, pour ma part, que deux ou trois de ces ouvrages ont
la plus haute valeur comme œuvres du génie, mais que pas un seul n’a la
moindre valeur scientifique. Ce paradoxe demande quelque explication.
Sans définir les mots d’art et de science (ce dont il faut se garder, si
l’on veut s’entendre soi-même et se faire entendre), on peut dire qu’entre la science et
l’art il y a cette différence que, dans l’une les gens médiocres peuvent rendre d’utiles
services, au lieu que dans l’autre ils ne font rien qui vaille. Les sciences ont leur
méthode, leur grande roule royale où elles marchent sûrement, et s’il ne se rencontre que
de siècle en siècle des Newton et des Cuvier pour leur faire faire des pas de géant, les
plus petits garçons, s’ils reprennent les choses au point où ces grands hommes les ont
laissées, peuvent les faire avancer un peu tous les jours. Mais l’artiste crée tout, sa
méthode, sa matière et son œuvre, et l’auteur d’un système philosophique est comme
l’artiste. Or, pour créer, il faut avoir du génie. Deux ou trois esthéticiens sont de
grands artistes
retournés ; mais la plupart, l’ignobile vulgus, sont d’infimes artistes retournés. Quand je lis la théorie de la
tragédie par Hegel, je suis frappé d’admiration, comme en lisant l’Antigone ; mais quand je lis la théorie de la tragédie par M. X…, je n’y fais pas
plus d’attention que je n’en fais aux petits vers du frère de M. X… J’admire les théories
magnifiques, et c’est tout. À quoi voulez-vous qu’elles me servent ? À quoi voulez-vous
qu’elles servent aux poètes, qui, pour la plupart, écrivent par inspiration, ou qui, s’ils
sont assez grands pour composer avec réflexion, sont assez grands aussi pour puiser leurs
réflexions en eux-mêmes ? Elles ne pourraient profiler qu’aux poêles médiocres, trop
froids pour être inspirés, trop sots pour réfléchir par eux-mêmes ; mais il est convenu
que ceux-là feraient mieux d’être maçons. Les grands esthéticiens sont donc, comme les
grands poètes, d’admirables créateurs inutiles. Ils créent des idées grandioses, comme les
poètes de grandioses images, et il est rare que la faculté créatrice d’images et la
faculté créatrice d’idées se trouvent réunies dans le même homme, rare surtout qu’elles
fonctionnent ensemble. Goethe, le
poète de la réflexion, Goethe, le moins fou
des hommes, a dit : — « Vous venez me demander quelle idée j’ai cherché à incarner
dans mon Faust ! Comme si je le savais ! Comme si je pouvais le dire moi-même ! J’ai
reçu dans mon âme des impressions, des images… Faust est un ouvrage de fou466. »
On fera toujours des théories insignifiantes, comme on fera des poèmes médiocres. Mais on ne sera point lu, et l’on déplorera l’indifférence du siècle en matière de philosophie.
On fera toujours de la critique avec ses goûts personnels ; c’est la plus ancienne manière et la plus commode à première vue, celle qui nécessite le moins d’études préalables. Mais on s’apercevra que, si la matière est banale, elle exige un talent d’autant plus rare pour la relever, et l’on enviera la plume d’un Sainte-Beuve ou d’un Vitet.
L’école historique ayant fait de la critique une science, tout le monde peut sans art et sans génie, faire avec du travail un bon livre, intéressant et utile, dans le système de cette école. Elle a conquis et gardera toujours dans la critique littéraire la part du lion.
Seulement, je souhaiterai à cette terrible école un peu moins de férocité. Sa froide insensibilité de juge d’instruction a quelque chose d’antihumain. Elle a si peur de n’être pas tout intelligence, de conserver la moindre apparence d’âme, de partialité, d’enthousiasme ; elle s’applique avec un dépouillement si entier, si farouche, à se faire toute à tous, à être anglaise avec les Anglais, allemande avec les Allemands, française avec les Français, qu’elle méconnaît une chose : c’est que les Anglais, les Allemands, les Français sont des hommes, et que dans Molière, dans Shakespeare, dans tous les grands poètes il y a, sous les différences de temps et de lieux, un pathétique capable de faire battre toute poitrine humaine, sans distinction de nationalités. Don Juan, au milieu du naufrage de toutes ses croyances, s’aperçoit qu’il conserve encore le sentiment de l’humanité, et, au nom de ce sentiment, fait la seule bonne action de sa vie. Ce qui sauvera l’art et la critique, c’est le respect des beaux sentiments et des grandes idées qui composent le fond même de l’humanité.
La comédie pourrait peut-être mieux finir ; mais c’est ici un livre de bonne foi, et je suis forcé d’en demeurer là 467.