Conclusion.
Je termine ici cette première partie, mais avant de commencer celle qui va suivre, je veux résumer ce que je viens de développer.
Quoi, va-t-on me dire, vous condamnez toutes les affections passionnées ? quel triste sort nous offrez-vous donc sans mobile, sans intérêt et sans but ? D’abord ce n’est pas du bonheur dont j’ai cru offrir le tableau : les alchimistes seuls, s’ils s’occupaient de la morale, pourraient en conserver l’espoir ; j’ai voulu m’occuper des moyens d’éviter les grandes douleurs. Chaque instant de la durée des peines morales me fait peur, comme les souffrances physiques épouvantent la plupart des hommes, et s’ils avaient d’avance, je le répète, une idée également précise des chagrins de l’âme, ils éprouveraient le même effroi des passions qui les y exposent. D’ailleurs, on peut trouver dans la vie un intérêt, un mobile, un but, sans être la proie des mouvements passionnés ; chaque circonstance mérite une préférence sur telle autre, et toute préférence motive un souhait, une action ; mais l’objet des désirs de la passion, ce n’est pas ce qui est, mais ce qu’elle suppose, c’est une sorte de fièvre qui présente toujours un but imaginaire qu’il faut atteindre avec des moyens réels, et mettant sans cesse l’homme aux prises avec la nature des choses, lui rend indispensablement nécessaire ce qui est tout à fait impossible.
Quand on vante le charme que les passions répandent sur la vie, c’est qu’on prend ses goûts pour des passions. Les goûts font mettre un nouveau prix à ce qu’on possède ou à ce qu’on peut obtenir ; mais les passions ne s’attachent dans toute leur force qu’à l’objet qu’on a perdu, qu’aux avantages qu’on s’efforce en vain d’acquérir. Les passions sont l’élan de l’homme vers une autre destinée, elles font éprouver l’inquiétude des facultés, le vide de la vie ; elles présagent, peut-être, une existence future, mais, en attendant elles déchirent celle-ci.
En peignant les jouissances de l’étude et de la philosophie, je n’ai pas prétendu prouver que la vie solitaire soit celle qu’on doit toujours préférer : elle n’est nécessaire qu’à ceux qui ne peuvent pas se répondre d’échapper à l’ascendant des passions au milieu du monde ; car on n’est pas malheureux en remplissant les emplois publics, si l’on n’y veut obtenir que le témoignage de sa conscience ; on n’est pas malheureux dans la carrière des lettres, si l’on ne pense qu’au plaisir d’exprimer ses pensées, et qu’à l’espoir de les rendre utiles ; on n’est pas malheureux dans les relations particulières, si l’on se contente de la jouissance intime du bien qu’on a pu faire, sans désirer la reconnaissance qu’il mérite ; et dans le sentiment même, si n’attendant pas des hommes la céleste faculté d’un attachement sans bornes, on aime à se dévouer sans avoir aucun but que le plaisir du dévouement même. Enfin, si, dans ces différentes situations, on se sent assez fort pour ne vouloir que ce qui dépend de soi seul, pour ne compter que sur ce qu’on éprouve, on n’a pas besoin de se consacrer à des ressources purement solitaires. La philosophie est en nous, et ce qui caractérise éminemment les passions, c’est le besoin des autres ; tant qu’un retour quelconque est nécessaire, un malheur est assuré ; mais l’on peut trouver dans les carrières diverses, où les passions se précipitent, quelque chose de l’intérêt qu’elles inspirent, et rien de leur malheur, si l’on domine la vie, au lieu de se laisser emporter par elle, si rien de ce qui est vous enfin ne dépend jamais ni d’un tyran au-dedans de vous-même, ni de sujets au-dehors de vous.
Les enfants et les sages ont de grandes ressemblances, et le chef-d’œuvre de la raison est de ramener à ce que fait la nature. Les enfants reçoivent la vie goutte à goutte, ils ne lient point ensemble les trois temps de l’existence ; le désir unit bien pour eux le jour avec le lendemain, mais le présent n’est point dévoré par l’attente, chaque heure prend sa part de jouissance dans leur petite vie : chaque heure a un sort tout entier indépendamment de celle qui la précède ou de celle qui la suit, leur intérêt ne s’affaiblit point cependant par cette subdivision ; il renait à chaque instant, parce que la passion n’a point détruit tous les germes des pensées légères, toutes les nuances des sentiments passionnés, tout ce qui n’est pas elle enfin, et qu’elle anéantit. La philosophie ne peut rendre, sans doute, les impressions fraîches et brillantes de l’enfance, son heureuse ignorance de la carrière qui se termine par la mort ; mais c’est cependant sur ce modèle qu’on doit former la science du bonheur moral, il faut descendre la vie, en regardant le rivage plutôt que le but. Les enfants, laissés à eux-mêmes, sont les êtres les plus libres, le bonheur les affranchit de tout ; les philosophes doivent tendre au même résultat par la crainte du malheur.
Les passions ont l’air de l’indépendance ; et dans le fait, il n’est point de joug plus asservissant ; elles luttent contre tout ce qui existe, elles renversent la barrière de la moralité, cette barrière qui assure l’espace au lieu de le resserrer, mais c’est pour se briser ensuite contre des obstacles toujours renaissants, et priver l’homme enfin de sa puissance sur lui-même. Depuis la gloire, qui a besoin du suffrage de l’univers, jusqu’à l’amour, qui rend nécessaire le dévouement d’un seul objet, c’est en raison de l’influence des hommes sur nous que le malheur doit se calculer ; et le seul système vrai pour éviter la douleur, c’est de ne diriger sa vie que d’après ce qu’on peut faire pour les autres, mais non d’après ce qu’on attend d’eux. Il faut que l’existence parte de soi, au lieu d’y revenir, et que, sans jamais être le centre, on soit toujours la force impulsive de sa propre destinée.
La science du bonheur moral, c’est-à-dire d’un malheur moindre, pourrait être aussi positive que toutes les autres, on pourrait trouver ce qui vaut le mieux pour le plus grand nombre des hommes dans le plus grand nombre des situations ; mais ce qui restera toujours incertain, c’est l’application de cette science à tel ou tel caractère : par quelle chaîne, dans ce genre de code, peut-on lier la minorité, ni même un seul individu à la règle générale ? et celui qui ne peut s’y soumettre mérite également l’attention du philosophe. Le législateur prend les hommes en masse, le moraliste un à un ; le législateur doit s’occuper de la nature des choses, le moraliste de la diversité des sensations ; enfin, le législateur doit toujours examiner les hommes sous le point de vue de leurs relations entre eux, et le moraliste considérant chaque individu comme un ensemble moral tout entier, un composé de plaisirs et de peines, de passions et de raison, voit l’homme sous différentes formes, mais toujours dans son rapport avec lui-même.
Une dernière réflexion, la plus importante de toutes, reste donc à faire, c’est de savoir jusques à quel point il est possible aux âmes passionnées d’adopter le système que j’ai développé. Il faut dans cet examen reconnaître d’abord, combien, des événements semblables en apparence, diffèrent, selon le caractère de ceux qui les éprouvent. Il ne serait pas juste de vanter autant la puissance intérieure de l’homme, si ce n’était pas, par la nature et le degré même de cette force qu’on doit juger de l’intensité des peines de la vie. Tel homme est conduit par ses goûts naturels dans le port, où tel autre ne peut être porté que par les flots de la tempête ; et tandis que tout est calculé d’avance dans le monde physique, les sensations de l’âme varient selon la nature de l’objet et de l’organisation morale de celui qui en reçoit l’impression. Il n’y a de justice dans les jugements qui sont relatifs au bonheur, que si on les fonde sur autant de notions particulières qu’il y a d’individus qu’on veut connaître ; on peut trouver dans les situations les plus obscures de la vie des combats et des victoires, dont l’effort est au-dessus de tout ce que les annales de l’histoire ont consacré. Il faut compter dans chaque caractère les douleurs qui naissent des contrastes de bonheur ou d’infortune, de gloire ou de revers dont une même destinée offre l’exemple ; il faut compter les défauts au rang des malheurs, les passions parmi les coups du sort, et plus même, les caractères peuvent être accusés de singularité, plus ils commandent l’attention du philosophe ; les moralistes doivent être comme cet ordre de religieux placés sur le sommet du mont St. Bernard, il faut qu’ils se consacrent à reconduire les voyageurs égarés.
Excluant, jusqu’au mot de pardon, qui semble détruire la douce égalité qui doit exister entre le consolateur et l’infortuné ; ce n’est pas des torts, mais de la douleur qu’il importe de s’occuper ; c’est donc au nom du bonheur seul que j’ai combattu les passions. Considérant, comme je l’ai dit ailleurs, le crime et ses effets comme un fléau de la nature qui dépravait tellement l’homme, que ce n’était plus par la philosophie, mais par la force réprimante des lois qu’il devait être arrêté ; je n’ai examiné dans les passions que leur influence sur celui même qu’elles dominent. Sous le rapport de la morale, sous le rapport de la politique, il existera beaucoup de distinctions à faire entre les passions viles et généreuses, entre les passions sociales et antisociales ; mais, en ne calculant que les peines qu’elles causent, elles sont presque toutes également funestes au bonheur.
Je dis à l’homme qui ne veut se plaindre que du sort, qui croit voir dans sa destinée un malheur sans exemple avant lui, et ne s’attache qu’à lutter contre les événements ; je lui dis : parcourez avec moi toutes les chances des passions humaines, voyez si ce n’est pas de leur essence même, et non d’un coup du sort inattendu que naissent vos tourments. S’il existe une situation dans l’ordre des choses possibles qui puisse vous en préserver, je la chercherai avec vous, je tâcherai de contribuer à vous l’assurer ; mais le plus grand argument à présenter contre les passions, c’est que leur prospérité est peut-être plus fatale au bonheur de celui qui s’y livre que l’adversité même. Si vous êtes traversés dans vos projets pour acquérir et conserver la gloire, votre esprit peut s’attacher à l’événement qui, tout à coup, a interrompu votre carrière, et se repaître d’illusions, plus faciles encore dans le passé que dans l’avenir. Si l’objet qui vous est cher vous est enlevé par la volonté de ceux dont elle dépend, vous pouvez ignorer à jamais ce que votre propre cœur aurait ressenti, si votre amour, en s’éteignant dans votre âme, vous eût fait éprouver ce qu’il y a de plus amer au monde, l’aridité de ses propres impressions ; il vous reste encore un souvenir sensible, seul bien des trois quarts de la vie ; je dirai plus, si c’est par des fautes réelles dont le regret occupe à jamais votre pensée, que vous croyez avoir manqué le but où tendait votre passion, votre vie est plus remplie, votre imagination a quelque chose où se prendre, et votre âme est moins flétrie que si, sans événements malheureux, sans obstacles insurmontables, sans démarches à se reprocher, la passion par cela seulement qu’elle est elle, eût, au bout d’un certain temps, décoloré la vie, après être retombée sur le cœur qui n’aurait pu la soutenir. Qu’est-ce donc qu’une destinée qui entraîne avec elle, ou l’impossibilité d’arriver à son but, ou l’impuissance d’en jouir ?
Loin de moi cependant ces axiomes impitoyables des âmes froides et des esprits médiocres ; on peut toujours se vaincre, on est toujours le maître de soi ; et qui donc a l’idée non seulement de la passion, mais même d’un degré de plus de passion qu’il n’aurait pas éprouvé, qui peut dire, là finit la nature morale ? Newton n’eût pas osé tracer les bornes de la pensée, et le pédant que je rencontre veut circonscrire l’empire des mouvements de l’âme ; il voit qu’on en meurt, et croit encore qu’on se serait sauvé en l’écoutant : ce n’est point en assurant aux hommes que tous peuvent triompher de leurs passions, qu’on rend cette victoire plus facile ; fixer leur pensée sur la cause de leur malheur, analyser les ressources que la raison et la sensibilité peuvent leur présenter ; est un moyen plus sûr, parce qu’il est bien plus vrai. Quand le tableau des douleurs est vivement retracé, quelles leçons peuvent ajouter à la force du besoin qu’on a de cesser de souffrir ? tout ce que vous pouvez pour l’homme infortuné, c’est d’essayer de le convaincre qu’il respirerait un air plus doux dans l’asile où vous l’invitez ; mais si ses pieds sont attachés à la terre de feu qu’il habite, vous paraitra-t-il moins digne d’être plaint ?
J’aurai rempli mon but, si j’ai donné quelque espoir de repos à l’âme agitée ; si, en ne méconnaissant aucune de ses peines, en avouant la terrible puissance des sentiments qui la gouvernent, en lui parlant sa langue, enfin, j’ai pu m’en faire écouter ; la passion repousse tous les conseils qui ne supposent pas la douloureuse connaissance d’elle-même, et vous dédaigne aisément comme appartenant à une autre nature : je le crois cependant, mon accent n’a pas dû lui paraître étranger ; c’est mon seul motif pour espérer qu’à travers tant de livres sur la morale, celui-ci peut encore être utile.
Que je me repentirais néanmoins de cet écrit, si venant se briser, comme tant d’autres, contre la puissance terrible des passions, il ajoutait seulement à la certitude que croient avoir les âmes froides de la facilité qu’on doit trouver à vaincre les sentiments qui troublent la vie ! Non, ne condamnez pas ces infortunés qui ne savent pas cesser de l’être ; vous, de qui leurs destinées dépendent, secourez-les, comme ils veulent être secourus ; celui qui peut soulager le malheur, ne doit plus penser à le juger, et les idées générales sont cruelles à l’homme qui souffre, si c’est un autre, et non pas lui, qui les applique à sa situation personnelle.
En composant cet ouvrage, où je poursuis les passions comme destructives du bonheur, où j’ai cru présenter des ressources pour vivre sans le secours de leur impulsion, c’est moi-même aussi que j’ai voulu persuader ; j’ai écrit pour me retrouver, à travers tant de peines, pour dégager mes facultés de l’esclavage des sentiments, pour m’élever jusques à une sorte d’abstraction qui me permit d’observer la douleur en mon âme, d’examiner dans mes propres impressions les mouvements de la nature morale, et de généraliser ce que la pensée me donnait d’expérience. Une distraction absolue étant impossible, j’ai essayé si la méditation même des objets qui nous occupent, ne conduisait pas au même résultat, et si, en approchant du fantôme, il ne s’évanouissait pas plutôt qu’en s’en éloignant. J’ai essayé si ce qu’il y a de poignant dans la douleur personnelle, ne s’émoussait pas un peu, quand nous nous placions nous-mêmes comme une part du vaste tableau des destinées, où chaque homme est perdu dans son siècle, le siècle dans le temps, et le temps dans l’incompréhensible. Je l’ai essayé, et je ne suis pas sûre d’avoir réussi dans la première épreuve de ma doctrine sur moi-même ; serait-ce donc à moi qu’il conviendrait d’affirmer son absolu pouvoir ? Hélas ! en s’approchant par la réflexion de tout ce qui compose le caractère de l’homme, on se perd dans le vague de la mélancolie ; les institutions politiques, les relations civiles vous présentent des moyens presque certains de bonheur ou de malheur public ; mais les profondeurs de l’âme sont si difficiles à sonder ! tantôt la superstition défend de penser, de sentir, déplace toutes les idées, dirige tous les mouvements en sens inverse de leur impulsion naturelle, et sait vous attacher à votre malheur même, dès qu’il est causé par un sacrifice ou peut en devenir l’objet ; tantôt la passion ardente, effrénée, ne sait pas supporter un obstacle, consentir à la moindre privation, dédaigne tout ce qui est avenir, et poursuivant chaque instant comme le seul, ne se réveille qu’au but ou dans l’abîme. Inexplicable phénomène que cette existence spirituelle de l’homme qui, en la comparant à la matière, dont tous les attributs sont complets et d’accord, semble n’être encore qu’à la veille de sa création, au chaos qui la précède !
Un seul sentiment peut servir de guide dans toutes les situations, peut s’appliquer à toutes les circonstances, c’est la pitié : avec quelle disposition plus efficace pourrait-on supporter et les autres et soi-même ? L’esprit observateur et assez fort pour se juger, découvre dans lui-même la source de toutes les erreurs. L’homme est tout entier dans chaque homme. Dans quels égarements ne s’est pas souvent perdue la pensée qui précède les actions, la pensée, ou quelque chose encore de plus fugitif qu’elle ? il faut que ce secret intime qu’on ne pourrait revêtir de paroles, sans lui donner une existence qu’il n’a pas, il faut que ce secret intime serve à rendre inépuisable le sentiment de la pitié4.
On dit, qu’en s’abandonnant à la pitié, les individus et les gouvernements peuvent être injustes ; d’abord les individus d’une condition privée ne sont presque jamais dans une situation qui commande de résister à la bonté ; les rapports avec les autres sont si peu étendus, les événements qui offrent quelque bien à faire, sont dépendants d’un si petit nombre de chances, qu’en se rendant difficiles sur les occasions qu’on peut saisir, on condamne sa vie à l’inutile insensibilité. Je ne sais pas une délibération plus importante que celle qui conduirait à se faire un devoir de causer une peine, ou de refuser un service en sa puissance ; il faut avoir si présent à la pensée la chaîne des idées morales, l’ensemble de la nature humaine ; il faut être si sûr de voir un bien dans un mal, un mal dans un bien. Non : loin de réprimer, à cet égard, les imprudences des hommes, on devrait plutôt les détourner de calculer autant les inconvénients des sentiments généreux, et de s’arroger ainsi un jugement que Dieu seul a droit de prononcer. Car c’est à la Providence que semble appartenir cette sublime balance où sont pesés les effets relatifs du bonheur et du malheur. Les hommes, pour lesquels il n’existe que des unités, des moments, des occasions, doivent rarement se refuser aux biens partiels qu’ils peuvent répandre.
Les législateurs eux-mêmes gouvernent souvent à l’aide d’idées trop générales ; ce grand principe, que l’intérêt de la minorité doit toujours céder à celui de la majorité, dépend absolument du genre de sacrifices qu’on impose à la minorité ; car, en le poussant à l’extrême, on arriverait au système de Robespierre. Ce n’est pas le nombre des individus, mais les douleurs qu’il faut compter ; et si l’on pouvait supposer la possibilité de faire souffrir un innocent, pendant plusieurs siècles, il serait atroce de l’exiger pour le salut même d’une nation entière ; mais ces alternatives effrayantes n’existent point dans la réalité. Les vérités d’un certain ordre sont à la fois conseillées par la raison et inspirées par le cœur ; il est presque toujours de la politique d’écouter la pitié ; il n’y a pas de milieu entre elle et le dernier terme de la cruauté, et Machiavel, dans le code même de la tyrannie, a dit :
qu’il fallait savoir s’attacher ceux qu’on ne pouvait faire périr
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On n’obéit pas longtemps aux lois trop sévères ; mais l’état qui les maintient, sans pouvoir les faire exécuter, a tous les inconvénients de la rigueur et de la faiblesse. Rien n’use la force d’un gouvernement comme la disproportion entre les délits et les peines ; il se présente alors comme un ennemi, tandis qu’il doit paraître comme le chef, comme le principe régulateur de l’Empire ; au lieu de se confondre, pour ainsi dire, dans votre esprit avec la nature des choses, il semble un obstacle qu’il faut renverser ; et l’agitation de quelques-uns, l’espoir qu’ils conservent, tout insensé qu’il est, de détruire ce qui les opprime, ébranle la confiance de ceux mêmes qui sont contents du gouvernement. Enfin, de quelque manière qu’on réfléchisse sur le sentiment de la pitié, on le trouve fécond en résultats prospères pour les individus et pour les nations, et l’on se persuade que c’est la seule idée primitive qui soit attachée à la nature de l’homme, parce que c’est la seule dont il ait besoin pour toutes les vertus, comme pour toutes les jouissances.
Une belle cause finale dans l’ordre moral, c’est la prodigieuse influence de la pitié sur les cœurs ; il semble que l’organisation physique elle-même soit destinée à en recevoir l’impression ; une voix qui se brise, un visage altéré, agissent sur l’âme directement comme les sensations ; la pensée ne se met point entre deux, c’est un choc, c’est une blessure, cela n’est point intellectuel, et ce qu’il y a de plus sublime encore dans cette disposition de l’homme, c’est qu’elle est consacrée particulièrement à la faiblesse ; et lorsque tout concourt aux avantages de la force, ce sentiment lui seul rétablit la balance, en faisant naître la générosité ; ce sentiment ne s’émeut que pour un objet sans défense, qu’à l’aspect de l’abandon, qu’au cri de la douleur ; lui seul défend les vaincus après la victoire, lui seul arrête les effets de ce vil penchant des hommes à livrer leur attachement, leurs facultés, leur raison même à la décision du succès ; mais cette sympathie pour le malheur est une affection si puissante, réunit tellement ce qu’il y a de plus fort dans les impressions physiques et morales, qu’y résister suppose un degré de dépravation dont on ne peut éprouver trop d’horreur.
Ces êtres seuls n’ont plus de droits à l’association mutuelle de misères et d’indulgence, qui, en se montrant sans pitié, ont effacé dans eux le sceau de la nature humaine : le remords d’avoir manqué à quelque principe de morale que ce soit, est l’ouvrage du raisonnement, ainsi que la morale elle-même ; mais le remords d’avoir bravé la pitié, doit poursuivre comme un sentiment personnel, comme un danger pour soi, comme une terreur dont on est l’objet ; on a une telle identité avec l’être qui souffre, que ceux qui parviennent à la détruire, acquièrent souvent une sorte de dureté pour eux-mêmes, qui sert encore, sous quelques rapports, à les priver de tout ce qu’ils pourraient attendre de la pitié des autres ; cependant, s’il en est temps encore, qu’ils sauvent un infortuné, qu’ils épargnent un ennemi vaincu, et, rentrés dans les liens de l’humanité, ils seront de nouveau sous sa sauvegarde.
C’est dans la crise d’une révolution qu’on entend répéter sans cesse, que la pitié est un sentiment puérile, qui s’oppose à toute action nécessaire, à l’intérêt général, et qu’il faut la reléguer avec les affections efféminées, indignes des hommes d’état ou des chefs de parti ; c’est au contraire au milieu d’une révolution que la pitié, ce mouvement involontaire dans toute autre circonstance, devrait être une règle de conduite ; tous les liens qui retenaient sont déliés, l’intérêt de parti devient pour tous les hommes le but par excellence : ce but, étant censé renfermer et la véritable vertu et le seul bonheur général, prend momentanément la place de toute autre espèce de loi : hors dans un temps où la passion s’est mise dans le raisonnement, il n’y a qu’une sensation, c’est-à-dire, quelque chose qui est un peu de la nature de la passion même, qu’il soit possible de lui opposer avec succès ; lorsque la justice est reconnue, on peut se passer de pitié ; mais une révolution, quel que soit son but, suspend l’état social, et il faut remonter à la source de toutes les lois, dans un moment où ce qu’on appelle un pouvoir légal, est un nom qui n’a plus de sens. Les chefs de parti peuvent se croire assez sûrs d’eux-mêmes pour se guider toujours d’après la plus haute sagesse, mais il n’y a rien de si funeste pour eux que des sectaires privés de l’instinct de la pitié ; d’abord ils sont par cela même incapables d’enthousiasme pour les individus ; ces sentiments tiennent l’un et l’autre, quoique par des rapports différents, à la faculté de l’imagination. La fureur, la vengeance s’allient, sans doute, avec l’enthousiasme, mais ces mouvements qui rendent cruels momentanément, n’ont point d’analogie avec ce qu’on a vu de nos jours, un système continuel, et, par conséquent, à froid de méconnaître toute pitié : Or quand cet affreux système existe dans les soldats, ils jugent leurs chefs tout comme leurs ennemis, ils conduisent à l’échafaud ce qu’ils avaient estimé la veille, ils appartiennent uniquement à la puissance d’un raisonnement, et dépendent par conséquent de tel enchaînement de mots qui se placera dans leurs têtes comme un principe et des conséquences. On ne peut gouverner la foule que par des sensations. Malheur donc aux chefs qui, en étouffant dans leurs partisans, tout ce qui est humain, tout ce qui est remuable enfin par l’imagination, ou le sentiment, en font des assassins raisonneurs, qui marchant au crime par la métaphysique, et les immolant au premier arrangement de syllabes qui sera pour eux de la conviction.
Cromwell retenait le peuple par la superstition, on liait les Romains par le serment, les Grecs se laissaient mener par l’enthousiasme qu’ils éprouvaient pour les grands hommes. Si l’espèce de sentiment national, qui faisait en France un point d’honneur de la générosité, de cette pitié des vainqueurs ; si cette espèce de sentiment ne reprend pas quelque puissance, jamais le gouvernement n’obtiendra un empire constant et volontaire sur une nation qui n’aura pas un instinct moral quelconque, par lequel on puisse l’entraîner et la réunir ; car qu’y a-t-il de plus divisant au monde que le raisonnement ?
Enfin, la pitié est encore nécessaire pour trouver un terme à la guerre intérieure ; il n’y a point de fin aux ressources du désespoir, et les discussions les plus habiles, et les victoires les plus sanglantes ne font qu’augmenter la haine ; une sorte d’élan de l’âme, tout composé d’enthousiasme et de pitié, arrête seul les guerres intestines, et rappelle également le mot de patrie à tous les partis qui la déchirent. Cette commotion produit plus en un jour que tous les écrits et les combinaisons politiques ; l’homme lutte contre sa nature, en voulant donner à l’esprit seul la grande influence sur la destinée humaine.
Et vous, Français, vous guerriers invincibles, vous, leurs chefs, vous, qui les avez dirigés et soutenus par vos intrépides ressources, c’est à vous tous à qui l’on doit les triomphes de la victoire ; c’est à vous qu’il appartient de proclamer la générosité ! Sans l’exercice de cette vertu, quelle palme nouvelle vous resterait-il encore à recueillir ? Vos ennemis sont vaincus, ils n’offrent plus aucune résistance, ils ne serviront plus à votre gloire, même par leurs défaites ; voulez-vous encore étonner ? pardonnez, vous êtes vainqueurs, la terreur ou l’enthousiasme prosternent à vos pieds plus de la moitié de l’univers ; mais qu’avez-vous fait encore pour le malheur, et qu’est-ce que l’homme, s’il n’a pas consolé l’homme, s’il n’a pas combattu la puissance du mal sur la terre ? La plupart des gouvernements sont vindicatifs, parce qu’ils craignent, parce qu’ils n’osent être cléments ; vous, qui n’avez rien à redouter, vous, qui devez avoir pour vous la philosophie et la victoire, soulagez toutes les infortunes véritables, toutes celles qui sont vraiment dignes de pitié ; la douleur qui accuse, est toujours écoutée ; la douleur a raison contre les vainqueurs du monde ; que veut-on, en effet, du génie, des succès, de la liberté, des républiques, qu’en veut-on, quelques peines de moins, quelques espérances de plus ? Vous, qui rentrerez dans vos foyers, ou dans une condition privée, que serez-vous, si vous ne vous montrez pas généreux ? des guerriers pendant la paix, des génies dans l’art de la guerre, alors que toutes les pensées se tourneront vers la prospérité de l’intérieur, et que les dangers passés laisseront à peine des traces. Attachez-vous à l’avenir par la vertu, fixez la reconnaissance par les bienfaits qui durent ; il n’est point de capitole, il n’est point de triomphes qui puissent ajouter à votre éclat ; vous êtes au pinacle de la gloire militaire, la générosité seule plane encore au-dessus de vos têtes. Heureuse situation que celle de la toute-puissance, quand les obstacles n’existent plus au-dehors, quand la force est en soi-même, quand on peut faire le bien, sans qu’un motif étranger à la vertu vous anime, sans que le soupçon d’un tel motif puisse jamais vous approcher !5
J’aurais pu traiter la générosité, la pitié ; la plupart des questions agitées dans cet ouvrage, sous le simple rapport de la morale qui en fait une loi, mais je crois la vraie morale tellement d’accord avec l’intérêt général, qu’il me semble toujours que l’idée du devoir a été trouvée, pour abréger l’exposé des principes de conduite qu’on aurait pu développer à l’homme d’après ses avantages personnels ; et comme, dans les premières années de la vie, on défend ce qui fait mal, dans l’enfance de la nature humaine, on lui commande encore ce qu’il serait toujours possible de lui prouver. Heureuse, si j’ai pu convaincre l’intérêt personnel ! heureuse aussi, si j’avais diminué de son activité, en présentant aux hommes une analyse exacte de ce que vaut la vie, une analyse qui démontrât que les destinées diffèrent entre elles bien plus par les caractères que par les situations, que les plaisirs que l’on peut éprouver, dans quelques circonstances que ce soit, sont soumis à des chances certaines, qui, à la longue, réduisent tout au même terme, et que ce bonheur qu’on croit toujours trouver dans les objets extérieurs, n’est qu’un fantôme créé par l’imagination, qu’elle poursuit après l’avoir fait naître, et qu’elle veut atteindre au-dehors, tandis qu’il n’a d’existence qu’en elle.