Note qu’il faut lire avant le chapitre de l’amour.
De tous les chapitres de cet ouvrage, il n’en, est point sur lequel je m’attende à autant de critiques que sur celui-ci ; les autres passions ayant un but déterminé, affectent à peu près de la même manière tous les caractères qui les éprouvent. Le mot d’amour réveille dans l’esprit de ceux qui l’entendent, autant d’idées diverses que les impressions dont ils sont susceptibles. Un très grand nombre d’hommes n’ont connu ni l’amour de la gloire, ni l’ambition, ni l’esprit de parti, etc. Tout le monde croit avoir eu de l’amour, et presque tout le monde se trompe en le croyant ; les autres passions sont beaucoup plus naturelles, et par conséquent moins rares que celle-là ; car elle est celle où il entre le moins d’égoïsme. Ce chapitre, me dira-t-on, est d’une couleur trop sombre, la pensée de la mort y est presque inséparable du tableau de l’amour, et l’amour embellit la vie, et l’amour est le charme de la nature. Non, il n’y a point d’amour dans les ouvrages gais, il n’y a point d’amour dans les pastorales, gracieuses. — Sans doute, et les femmes doivent en convenir ; il est assez doux de plaire et d’exercer ainsi sur tout ce qui vous entoure une puissance due à soi seule, une puissance qui n’obtient que des hommages volontaires, une puissance qui ne se fait obéir que parce qu’on l’aime, et disposant des autres contre leur intérêt même, n’obtient rien que de l’abandon, et ne peut se défier du calcul ; mais qu’a de commun le jeu piquant de la coquetterie et le sentiment de l’amour ? Il se peut aussi que les hommes soient très intéressés, très amusés surtout, par l’attrait que leur inspire la beauté, par l’espoir ou la certitude de la captiver ; mais qu’a de commun ce genre d’impression et le sentiment de l’amour ? — Je n’ai voulu traiter dans cet ouvrage que des passions ; les affections communes dont il ne peut naître aucun malheur profond, n’entraient point dans mon sujet, et l’amour, quand il est une passion, porte toujours à la mélancolie : il y a quelque chose de vague dans ses impressions, qui ne s’accorde point avec la gaîté ; il y a une conviction intime au-dedans de soi, que tout ce qui succède à l’amour est du néant, que rien ne peut remplacer ce qu’on éprouve, et cette conviction fait penser à la mort dans les plus heureux moments de l’amour. Je n’ai considéré que le sentiment dans l’amour, parce que lui seul fait de ce penchant une passion. Ce n’est pas le premier volume de La Nouvelle Héloïse, c’est le départ de Saint-Preux, la lettre de la Meillerie, la mort de Julie, qui caractérisent la passion dans ce roman. — Il est si rare de rencontrer le véritable amour du cœur, que je hasarderais de dire que les anciens n’ont pas eu l’idée complète de cette affection. Phèdre est sous le joug de la fatalité, les sensations inspirent Anacréon, Tibulle mêle une sorte d’esprit madrigalique à ses peintures voluptueuses, quelques vers de Didon, Ceyx et Alcione dans Ovide, malgré la mythologie, qui distrait l’intérêt en l’éloignant des situations naturelles, sont presque les seuls morceaux où le sentiment ait toute sa force, parce qu’il est séparé de toute autre influence. Les Italiens mettent tant de poésie dans l’amour, que tous leurs sentiments s’offrent à vous comme des images, vos yeux s’en souviennent plus que votre cœur. Racine, ce peintre de l’amour, dans ses tragédies, sublimes à tant d’autres égards, mêle souvent aux mouvements de la passion des expressions recherchées qu’on ne peut reprocher qu’à son siècle : ce défaut ne se trouve point dans la tragédie de Phèdre ; mais les beautés empruntées des anciens, les beautés de verve poétique, en excitant le plus vif enthousiasme, ne produisent pas cet attendrissement profond qui naît de la ressemblance la plus parfaite avec les sentiments qu’on peut éprouver. On admire la conception du rôle de Phèdre, on se croit dans la situation d’Aménaïde. La tragédie de Tancrède doit donc faire verser plus de larmes. — Voltaire, dans ses tragédies, Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, Werther, des scènes de tragédies allemandes ; quelques poètes anglais, des morceaux d’Ossian, etc. ont transporté la profonde sensibilité dans l’amour. On avait peint la tendresse maternelle, la tendresse filiale, l’amitié avec sensibilité, Oreste et Pilade, Niobé, la piété romaine, toutes les autres affections du cœur, nous sont transmises avec les véritables sentiments qui les caractérisent : l’amour seul nous est représenté, tantôt sous les traits les plus grossiers, tantôt comme tellement inséparable ou de la volupté, ou de la frénésie, que c’est un tableau plutôt qu’un sentiment, une maladie plutôt qu’une passion de l’âme. C’est uniquement de cette passion que j’ai voulu parler ; j’ai rejeté toute autre manière de considérer l’amour ; j’ai recueilli, pour composer les chapitres précédents, ce que j’ai remarqué dans l’histoire ou dans le monde ; en écrivant celui-ci, je me suis laissée aller à mes seules impressions ; j’ai rêvé plutôt qu’observé, que ceux qui se ressemblent se comprennent.