Chapitre II.
De l’ambition.
En parlant de l’amour de la gloire, je ne l’ai considéré que dans sa plus parfaite sublimité ; alors qu’il naît du véritable talent, et n’aspire qu’à l’éclat de la renommée. Par l’ambition, je désigne la passion qui n’a pour objet que la puissance, c’est-à-dire, la possession des places, des richesses, ou des honneurs qui la donnent ; passion que la médiocrité doit aussi concevoir, parce qu’elle peut en obtenir les succès.
Les peines attachées à cette passion sont d’une autre nature que celles de l’amour de la gloire ; son horizon étant plus resserré, et son but positif, toutes les douleurs qui naissent de cet agrandissement de l’âme, en disproportion avec le sort de l’humanité, ne sont pas éprouvées par les ambitieux. L’intime pensée des hommes n’est point l’objet de leur inquiétude ; le suffrage des étrangers n’enflamme point leurs désirs ; le pouvoir, c’est-à-dire, le droit d’influer sur les pensées extérieures et d’être loué partout où l’on commande, voilà ce qu’obtient l’ambition. Elle est, sous beaucoup de rapports, en contraste avec l’amour de la gloire. En les comparant donc, je donnerai naturellement un nouveau développement au chapitre que je viens de finir.
Tout est fixé d’avance dans l’ambition ; ses chagrins et ses plaisirs sont soumis à des événements déterminés ; l’imagination a peu d’empire sur la pensée des ambitieux, car rien n’est plus réel que les avantages du pouvoir. Les peines donc qui naissent de l’exaltation de l’âme, ne sont point connues par les ambitieux ; mais si le vague de l’imagination offre un vaste champ à la douleur, elle présente aussi beaucoup d’espace pour s’élever au-dessus de tout ce qui nous entoure, éviter la vie, et se perdre dans l’avenir. Dans l’ambition, au contraire, tout est présent, tout est positif ; rien n’apparaît au-delà du terme, rien ne reste après le malheur, et c’est par l’inflexibilité du calcul, et le néant du passé qu’on doit estimer ses avantages et ses pertes.
Obtenir et conserver le pouvoir, voilà tout le plan d’un ambitieux. Il ne peut jamais s’abandonner à aucun de ses mouvements, car il est rare que la nature soit un bon guide dans la route de la politique ; et par un contraste cruel, cette passion, assez violente pour vaincre tous les obstacles, condamne à la réserve continuelle qu’exige la contrainte de soi-même ; il faut qu’elle agisse avec une égale force pour exciter et pour retenir. L’amour de la gloire peut s’abandonner ; la colère, l’enthousiasme d’un héros ont quelquefois aidé son génie ; et quand ses sentiments étaient honorables, ils le servaient assez ; mais l’ambition n’a qu’un seul but. Celui qui prise ainsi le pouvoir est insensible à tout autre genre d’éclat ; cette disposition suppose une sorte de mépris pour le genre humain, une personnalité concentrée qui ferme l’âme aux autres jouissances. Le feu de cette passion dessèche, il est âpre et sombre, comme tous les sentiments qui, voués au secret par notre propre jugement sur leur nature, sont d’autant plus éprouvés que jamais on ne les exprime. L’homme ambitieux sans doute, alors qu’il a atteint ce qu’il recherche, ne ressent point ce désir inquiet qui reste après les triomphes de la gloire, son objet est en proportion avec lui ; et comme, en le perdant, il ne lui restera point de ressources personnelles, en le possédant il ne sent point de vide en lui. Le but de l’ambition est certainement aussi plus facile à obtenir que celui de la gloire : et comme le sort de l’ambitieux dépend d’un moins grand nombre d’individus que celui de l’homme célèbre, sous ce rapport il est moins malheureux ; il importe cependant bien plus de détourner de l’ambition que de l’amour de la gloire. Ce dernier sentiment est presque aussi rare que le génie, et presque jamais il n’est séparé des grands talents qui font son excuse ; comme si la Providence, dans sa bonté, n’avait pas voulu qu’une telle passion put être unie à l’impossibilité de la satisfaire, de peur que l’âme n’en fut dévorée : mais l’ambition au contraire est à la portée de la majorité des esprits, et ce serait plutôt la supériorité que la médiocrité qui en éloignerait ; il y a d’ailleurs une sorte de réflexion philosophique, qui pourrait faire illusion aux penseurs mêmes sur les avantages de l’ambition, c’est que le pouvoir est la moins malheureuse de toutes les relations qu’on peut entretenir avec un grand nombre d’hommes.
La connaissance parfaite des hommes doit amener, ou à s’affranchir de leur joug, ou à les dominer par la puissance. Ce qu’ils attendent de vous, ce qu’ils en espèrent, efface leurs défauts, et fait ressortir toutes leurs qualités. Ceux qui ont besoin de vous, sont si ingénieusement aimables, leur dévouement est si varié, leurs louanges prennent si facilement un caractère d’indépendance, leur émotion est si vive, qu’en assurant qu’ils aiment, c’est eux-mêmes qu’ils trompent autant que vous. L’action de l’espérance embellit tellement tous les caractères, qu’il faut avoir bien de la finesse dans l’esprit, et de la fierté dans le cœur, pour démêler et repousser les sentiments que votre propre pouvoir inspire : si vous voulez donc aimer les hommes, jugez-les pendant qu’ils ont besoin de vous ; mais cette illusion d’un instant est payée de toute la vie.
Les peines de la carrière de l’ambition commencent dès ses premiers pas, et son terme vaut encore mieux que la route qui doit y conduire. Si c’est avec un esprit borné qu’on veut atteindre à une place élevée, est-il un état plus pénible que ces avertissements continuels donnés par l’intérêt à l’amour propre ? Dans les situations communes de la vie, on se fait illusion sur son propre mérite ; mais un sentiment actif fait découvrir à l’ambitieux la mesure de ses moyens, et sa passion l’éclaire sur lui-même, non comme la raison qui détache, mais comme le désir qui s’inquiète ; alors, il n’est plus occupé qu’à tromper les autres, et pour y parvenir, il ne se perd pas de vue ; l’oubli d’un instant lui serait fatal, il faut qu’il arrange avec art ce qu’il sait, et ce qu’il pense, que tout ce qu’il dit ne soit destiné qu’à indiquer ce qu’il est censé cacher : il faut qu’il cherche des instruments habiles, qui le secondent, sans trahir ce qui lui manque, et des supérieurs pleins d’ignorance et de vanité, qu’on puisse détourner du jugement par la louange ; il doit faire illusion à ceux qui dépendent de lui par de la réserve, et tromper ceux dont il espère par de l’exagération. Enfin, il faut qu’il évite sans cesse tous les genres de démonstration du vrai ; mais aussi agité qu’un coupable qui craint la révélation de son secret, il sait qu’un homme d’un esprit fin peut découvrir dans le silence de la gravité, l’ignorance qui se compose, et dans l’enthousiasme de la flatterie, la froideur qui s’exalte. La pensée d’un ambitieux est constamment tendue à la recherche des symptômes d’un talent supérieur ; il éprouve tout à la fois et les peines de ce travail et son humiliation ; et pour arriver au terme de ses espérances, il doit constamment réfléchir sur les bornes de ses facultés.
Si vous supposez, au contraire, à l’homme ambitieux un génie supérieur, une âme énergique, sa passion lui commande de réussir ; il faut qu’il courbe, qu’il enchaîne tous les sentiments qui lui feraient obstacle ; il n’a pas seulement à craindre la peine des remords qui suivent l’accomplissement des actions qu’on peut se reprocher, mais la contrainte même du moment présent est une véritable douleur. On ne brave pas impunément ses propres qualités ; et celui que son ambition entraîne à soutenir à la tribune une opinion que sa fierté repousse, que son humanité condamne, que la justesse de son esprit rejette, celui-là éprouve alors un sentiment pénible, indépendant encore de la réflexion qui peut l’absoudre ou le blâmer. Il se soutient, peut-être, par l’espoir de se montrer lui-même alors qu’il aura atteint son but ; mais s’il faisait naufrage avant d’arriver au port, s’il était banni, pendant, qu’à l’imitation de Brutus, il contrefait l’insensé, vainement voudrait-il expliquer quelle fut son intention, son espoir ? les actions sont toujours plus en relief que les commentaires, et ce qu’on a dit sur le théâtre n’est jamais effacé par ce qu’on écrit dans la retraite. C’est dans la lutte de leurs intérêts, et non dans le silence de leurs passions, qu’on croit découvrir les véritables opinions des hommes : et quel plus grand malheur que d’avoir mérité une réputation opposée à son propre caractère !
L’homme qui s’est jugé comme la voix publique, qui conserve au-dedans de lui tous les sentiments élevés qui l’accusent, et peut à peine s’oublier dans l’enivrement du succès, que deviendra-t-il à l’époque du malheur ? C’est par la connaissance intime des traces que l’ambition laisse dans le cœur après ses revers, et de l’impossibilité de fixer sa prospérité, qu’on peut juger surtout l’effroi qu’elle doit inspirer.
Il ne faut qu’ouvrir l’histoire, pour connaître la difficulté de maintenir les succès de l’ambition ; ils ont pour ennemis la majorité des intérêts particuliers, qui tous demandent un nouveau tirage, n’ayant point eu de lots dans le résultat actuel du sort. Ils ont pour ennemis le hasard, qui a une marche très régulière quand on le calcule dans un certain espace de temps et avec une vaste application ; le hasard qui ramène à peu près les mêmes chances de succès et de revers, et semble s’être chargé de répartir également le bonheur entre les hommes. Ils ont pour ennemis le besoin qu’a le public de juger et de créer de nouveau, d’écarter un nom trop répété, d’éprouver l’émotion d’un nouvel événement : enfin, la multitude, composée d’hommes obscurs, veut que d’éclatantes chûtes relèvent de temps en temps le prix des conditions privées, et prêtent une force agissante aux raisonnements abstraits qui vantent les paisibles avantages des destinées communes.
Les places éminentes se perdent aussi par le changement qu’elles produisent sur ceux qui les possèdent. L’orgueil, ou la paresse, la défiance, ou l’aveuglement, naissent de la possession continue de la puissance ; cette situation où la modération est aussi nécessaire que l’esprit de conquête, exige une réunion presque impossible ; et l’âme qui se fatigue ou s’inquiète, s’enivre ou s’épouvante, perd la force nécessaire pour se maintenir. Je ne parle ici que des succès réels de l’ambition ; il y en a beaucoup d’apparents ; et c’est par eux qu’on devrait commencer l’histoire de ses revers. Quelques hommes ont conservés, jusques à la fin de la vie, le pouvoir qu’ils avaient acquis, mais pour le retenir, il leur en a coûté tous les efforts qu’il faut pour arriver, toutes les peines que causent la perte ; l’un est condamné à suivre le même système de dissimulation qui l’a conduit au poste qu’il occupe, et plus tremblant que ceux qui le prient, le secret de lui-même pèse sur toute sa personne ; l’autre se courbe sans cesse devant le maître quelconque, peuple ou roi, dont il tient sa puissance. Dans une monarchie, il est condamné à l’adoption de toutes les idées reçues, à l’importance de toutes les formes établies : s’il étonne, il fait ombrage, s’il reste le même, on croit qu’il s’affaiblit. Dans une démocratie, il faut qu’il devance le vœu populaire, qu’il lui obéisse en répondant de l’événement ; qu’il joue chaque jour toute sa destinée, et n’espère rien de la veille pour le lendemain. Enfin, il n’est point d’homme qui ait été possesseur paisible d’une place éminente ; le plus grand nombre en a marqué la perte par une chute éclatante ; d’autres ont acheté sa possession par tous les tourments de l’incertitude et de la crainte ; et cependant, tel était l’effroi que causait le retour à l’existence privée, qu’un seul homme ambitieux, Sylla, ayant volontairement abdiqué le pouvoir, et survécu paisiblement à cette grande résolution ; le parti qu’il a pris est encore l’étonnement des siècles, et le problème dont les moralistes se proposent tous la solution. Charles-Quint se plongea dans la contemplation de la mort, alors, que cessant de régner, il crut cesser de vivre. Victor Amédée voulut remonter sur le trône qu’une imagination égarée lui avait fait abandonner. Enfin, nul n’est descendu sans douleur d’un rang qui le plaçait au-dessus des autres hommes ; nul ambitieux du moins, car que sont les destinées sans l’âme qui les caractérise ? Les événements sont l’extérieur de la vie ; sa véritable source est tout entière dans nos sentiments. Dioclétien peut quitter le trône, Charles II peut le conserver en paix ; l’un est un philosophe, l’autre est un Épicurien ; ils possèdent tous deux cette couronne, objet des vœux des ambitieux ; mais ils font du trône une condition privée, et leurs qualités, comme leurs défauts, les rendent absolument étrangers à l’ambition dont leur existence serait le but. Enfin, quand il existerait une chance, de prolonger la possession des biens offerts par l’ambition, est-il une entreprise dont l’avance soit si énorme ? L’âme qui s’y livre, se rend à jamais incapable de toute autre manière d’exister ; il faut brûler tous les vaisseaux qui pourraient ramener dans un séjour tranquille, et se placer entre la conquête et la mort. L’ambition est la passion qui, dans ses malheurs, éprouve le plus le besoin de la vengeance, preuve assurée que c’est celle qui laisse après elle le moins de consolation. L’ambition dénature le cœur, quand on a tout jugé par rapport à soi, comment se transporter dans un autre ? quand on n’a examiné ceux qui nous entouraient que comme des instruments ou des obstacles, comment voir en eux des amis ? L’égoïsme, dans le cours naturel de l’histoire de l’âme, est le défaut de la vieillesse, parce que c’est celui dont on ne peut jamais se corriger. Passer de l’occupation de soi à celle de tout autre objet, est une sorte de régénération morale dont il existe bien peu d’exemples.
L’amour de la gloire a tant de grandeur dans ses succès, que ses revers en prennent aussi l’empreinte ; la mélancolie peut se plaire dans leur contemplation, et la pitié qu’ils inspirent a des caractères de respect qui servent à soutenir le grand homme qui s’en voit l’objet. On sait que son espoir était de s’immortaliser par des services publics, que les couronnes de la renommée furent le seul prix dont il poursuivit l’honneur ; il semble que les hommes en l’abandonnant courent des risques personnels. Quelques-uns d’eux craignent de se tromper, en renonçant au bien qu’il voulait leur faire ; aucun ne peut mépriser ni ses efforts, ni son but ; il lui reste sa valeur personnelle, et l’appel à la postérité ; et si l’injustice le renverse, l’injustice aussi sert de recours à ses regrets. Mais l’ambitieux, privé du pouvoir, ne vit plus qu’à ses propres yeux : il a joué, il a perdu ; telle est l’histoire de sa vie. Le public a gagné contre lui, car les avantages qu’il possédait sont rendus à l’espoir de tous, et le triomphe de ses rivaux est la seule sensation vive que produise sa retraite. Bientôt celle-là même s’efface, et la meilleure chance de bonheur pour cette situation, c’est la facilité qu’on trouve à se faire oublier : mais par une réunion cruelle, le monde qu’on voudrait occuper, ne se rappelle plus de votre existence passée, et ceux qui vous approchent ne peuvent en perdre le souvenir.
La gloire d’un grand homme jette au loin un noble éclat sur ceux qui lui appartiennent ; mais les places, les honneurs dont disposait l’ambitieux atteignent à tous les intérêts de tous les instants. Les palmes du génie tiennent à une respectueuse distance de leur vainqueur ; les dons de la fortune rapprochent, pressent autour de vous, et comme ils ne laissent après eux aucun droit à l’estime, lorsqu’ils vous sont ravis, tous vos liens sont rompus, ou si quelque pudeur retient encore quelques amis, tant de regrets personnels reviennent à leur pensée, qu’ils reprochent sans cesse à celui qui perd tout, la part qu’ils avaient dans ses jouissances, lui-même ne peut échapper à ses souvenirs ; les privations les plus douloureuses sont celles qui touchent à la fois à l’ensemble et aux détails de toute la vie. Les jouissances de la gloire, éparses dans le cours de la destinée, époques dans un grand nombre d’années, accoutument, dans tous les temps, à de longs intervalles de bonheur ; mais la possession des places et des honneurs, étant un avantage habituel, leur perte doit se ressentir à tous les moments de la vie. L’amant de la gloire a une conscience, c’est la fierté ; et quoique ce sentiment rende beaucoup moins indépendant que le dévouement à la vertu, il affranchit des autres, s’il ne donne pas de l’empire sur soi-même. L’ambitieux n’a jamais mis la dignité du caractère au-dessus des avantages du pouvoir, et comme aucun prix ne lui a paru trop cher pour l’acquérir, aucune consolation ne doit lui rester après l’avoir perdu. Pour aimer et posséder la gloire, il faut des qualités tellement éminentes, que si leur plus grande action est au dehors de nous, cependant elles peuvent encore servir d’aliment à la pensée dans le silence de la retraite ; mais la passion de l’ambition, les moyens qu’il faut pour réussir dans ses désirs, sont nuls pour tout autre usage : c’est de l’impulsion plutôt que de la véritable force ; c’est une sorte d’ardeur qui ne peut se nourrir de ses propres ressources ; c’est le sentiment le plus ennemi du passé, de la réflexion, de tout ce qui retombe sur soi-même. L’opinion, blâmant les peines de l’ambition trompée, y met le comble en se refusant à les plaindre : et ce refus est injuste, car la pitié doit avoir une autre destination que l’estime ; c’est à l’étendue du malheur qu’il faut la proportionner. Enfin, les malheurs de l’ambition sont d’une telle nature, que les caractères les plus forts n’ont jamais trouvés, en eux-mêmes, la puissance de s’y soumettre.
Le cardinal Alberoni voulait encore dominer la république de Lucques qu’il avait choisie pour retraite. On voit des vieillards traîner à la cour l’inquiétude qui les agite, bravant le ridicule et le mépris pour s’attacher à la dernière ombre du passé.
La passion de la gloire ne peut être trompée sur son objet ; elle veut, ou le posséder en entier, ou rejeter tout ce qui serait un diminutif de lui-même ; mais l’ambition a besoin de la première, de la seconde, de la dernière place dans l’ordre du crédit et du pouvoir, et se rattache à chaque degré, cédant à l’horreur que lui inspire la privation absolue de tout ce qui peut combler ou satisfaire, ou même faire illusion à ses désirs.
Ne peut-on pas, dira-t-on, vivre après avoir possédé de grandes places, comme avant de les avoir obtenues ? Non : jamais un effort impuissant ne laisse revenir au point dont il voulait vous sortir, la réaction fait redescendre plus bas ; et le grand et cruel caractère des passions c’est d’imprimer leur mouvement à toute la vie, et leur bonheur à peu d’instants.
Si ces considérations générales suffisent pour éclairer sur la juste influence de l’ambition sur le bonheur, les auteurs, les témoins, les contemporains de la révolution de France, doivent trouver au fond de leur cœur de nouveaux motifs d’éloignement pour toutes les passions politiques ?
Dans les temps de révolution, c’est l’ambition seule qui peut obtenir des succès. Il reste encore des moyens d’acquérir du pouvoir, mais l’opinion qui distribue la gloire, l’opinion n’existe plus ; le peuple commande au lieu de juger ; jouant un rôle actif dans tous les événements, il prend parti pour ou contre tel ou tel homme. Il n’y a plus dans une nation que des combattants, l’impartial pouvoir qu’on appelle le public, ne se montre nulle part. Ce qui est grand et juste d’une manière absolue, n’est donc plus reconnu ; tout est estimé dans son rapport avec les passions du moment : les étrangers n’ont aucun moyen de connaître l’estime qu’ils doivent à une conduite que tous les témoins ont blâmée ; aucune voix même, peut-être, ne la rapportera fidèlement à la postérité. Au milieu d’une révolution, il faut en croire ou l’ambition ou la conscience, nul autre guide ne peut conduire à son but. Et quelle ambition ! quel horrible sacrifice elle impose ! quelle triste couronne elle promet ! Une révolution suspend toute autre puissance que celle de la force ; l’ordre social établit l’ascendant de l’estime, de la vertu : les révolutions mettent tous les hommes aux prises avec leurs moyens physiques ; la sorte d’influence morale qu’elles admettent, c’est le fanatisme de certaines idées qui n’étant susceptible d’aucune modification, ni d’aucune borne, sont des armes de guerre, et non des calculs de l’esprit. Pour être donc ambitieux dans une révolution, il faut marcher toujours en avant de l’impulsion donnée, c’est une descente rapide où l’on ne peut s’arrêter ; vainement on voit l’abîme ; si l’on se jette en bas du char, on est brisé par cette chute ; éviter le péril, est plus dangereux que l’affronter : il faut conduire soi-même dans le sentier qui doit vous perdre, et le moindre pas rétrograde renverse l’homme sans détourner l’événement. Il n’est rien de plus insensé que de se mêler dans des circonstances tout à fait indépendantes de la volonté individuelle, c’est attacher bien plus que sa vie, c’est livrer toute la moralité de sa conduite à l’entraînement d’un pouvoir matériel. On croit influer dans les révolutions, on croit agir, être cause, et l’on n’est jamais qu’une pierre de plus lancée par le mouvement de la grande roue ; un autre aurait pris votre place, un moyen différent eut amené le même résultat ; le nom de chef signifie le premier précipité par la troupe qui marche derrière, et pousse en avant.
Les revers et les succès de tout ce qu’on voit dominer dans une révolution, ne sont que la rencontre heureuse ou malheureuse de tel homme avec telle période de la nature des choses. Il n’est point de factieux de bonne foi qui puisse prédire ce qu’il fera le lendemain ; car c’est la puissance qu’il importe à une faction d’obtenir plutôt que le but d’abord poursuivi ; on peut triompher en faisant le contraire de ce qu’on a projeté, si c’est le même parti qui gouverne, et les fanatiques seuls retiennent les factieux dans la même route ; ces derniers ne cherchent que le pouvoir, et jamais ambition ne coûta tant au caractère. Dans ces temps, pour dominer à un certain degré les autres hommes, il faut qu’ils n’aient pas de données sûres pour calculer à l’avance votre conduite, dès qu’ils vous savent inviolablement attachés à tels principes de moralité, ils se postent en attaque sur la route que vous devez suivre. Pour obtenir, pour conserver quelques moments le pouvoir dans une révolution, il ne faut écouter ni son âme, ni son esprit même. Quel que soit le parti qu’on ait embrassé, la faction est démagogue dans son essence, elle est composée d’hommes qui ne veulent pas obéir, qui se sentent nécessaires, et ne se croient point liés à ceux qui les commandent ; elle est composée d’hommes prêts à choisir de nouveaux chefs chaque jour, parce qu’il n’est question que de leur intérêt, et non d’une subordination antérieure, naturelle ou politique : il importe plus aux chefs de n’être pas suspects à leurs soldats, que redoutables à leurs ennemis. Des crimes de tout genre, des crimes inutiles aux succès de la cause, sont commandés par le féroce enthousiasme de la populace ; elle craint la pitié, quel que soit le degré de sa force, c’est par de la fureur, et non de la clémence qu’elle sent son pouvoir. Un peuple qui gouverne, ne cesse jamais d’avoir peur, il se croit toujours au moment de perdre son autorité, et disposé, par sa situation, au mouvement de l’envie, il n’a jamais pour les vaincus, l’intérêt qu’inspire la faiblesse opprimée, il ne cesse pas de les redouter. L’homme donc qui veut acquérir une grande influence dans ces temps de crise doit rassurer la multitude par son inflexible cruauté. Il ne partage point les terreurs que l’ignorance fait éprouver, mais il faut qu’il accomplisse les affreux sacrifices qu’elle demande ; il faut qu’il immole des victimes qu’aucun intérêt ne lui fait craindre, que son caractère souvent lui inspirait le désir de sauver ; il faut qu’il commette des crimes sans égarement, sans fureur, sans atrocité même, à l’ordre d’un souverain dont il ne peut prévoir les commandements, et dont son âme éclairée ne saurait adopter aucune des passions. Eh ! quel prix pour de tels efforts ! quelle sorte de suffrage on obtient ! combien est tyrannique la reconnaissance qui couronne ! on voit si bien les bornes de son pouvoir, on sent si souvent qu’on obéit alors même qu’on a l’air de commander ; les passions des hommes sont tellement mises en dehors dans un temps de révolution, qu’aucune illusion n’est possible ; et la plus magique des émotions, celle que fait éprouver les acclamations de tout un peuple, ne peut plus se renouveler pour celui qui a vu ce peuple dans les mouvements d’une révolution. Comme Cromwell, il dit en traversant la foule dont les suffrages le couronnent : « Ils applaudiraient de même si l’on me conduisait à l’échafaud. » Cet avenir n’est séparé de soi par aucun intervalle, demain peut en être le jour ; vos juges, vos assassins sont dans la multitude qui vous entourent ; et le transport qui vous exalte est l’impulsion même qui peut vous renverser. Quel danger vous menace, quelle rapidité dans la chute, quelle profondeur dans l’abîme ! sans que le succès soit élevé plus haut, le revers vous fait tomber plus bas, vous enfonce plus avant dans le néant de votre destinée.
La diversité des opinions empêche aucune gloire de s’établir, mais ces mêmes opinions se réunissent toutes pour le mépris ; il prend un caractère d’acclamation, et le peuple, quand il abandonne l’ambitieux, s’éclairant sur les crimes qu’il lui a fait commettre, l’accable pour s’en absoudre ; celui qui prend pour guide sa conscience est sûr de son but ; mais malheur à l’homme avide de pouvoir, qui s’est élancé dans une révolution. Cromwell est resté usurpateur, parce que le principe des troubles qu’il avait fait naître était la religion, qui soulève sans déchaîner, était un sentiment superstitieux, qui portait à changer de maître, mais non à détester tous les jougs. Mais quand la cause des révolutions est l’exaltation de toutes les idées de liberté, il ne se peut pas que les premiers chefs de l’insurrection conservent de la puissance ; il faut qu’ils excitent le mouvement qui les renversera les premiers ; il faut qu’ils développent les principes qui servent à les juger : enfin, ils peuvent servie leur opinion, mais jamais leur intérêt, et dans une révolution le fanatisme est plus sensé que l’ambition.