(1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Introduction »
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(1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Introduction »

Introduction

Quelle époque ai-je choisi pour faire un traité sur le bonheur des individus et des nations ! Est-ce au milieu d’une crise dévorante qui atteint toutes les destinées, lorsque la foudre se précipite dans le fond des vallées, comme sur les lieux élevés ? Est-ce dans un temps où il suffit de vivre pour être entraîné par le mouvement universel, où jusqu’au sein même de la tombe le repos peut être troublé, les morts jugés de nouveau, et leurs urnes populaires tour à tour admises ou rejetées dans le temple où les factions croyaient donner l’immortalité ? Oui, c’est dans ce siècle, c’est lorsque l’espoir ou le besoin du bonheur a soulevé la race humaine ; c’est dans ce siècle surtout qu’on est conduit à réfléchir profondément sur la nature du bonheur individuel et politique, sur sa route, sur ses bornes, sur les écueils qui séparent d’un tel but. Honte à moi cependant si, durant le cours de deux épouvantables années, si pendant le règne de la terreur en France, j’avais été capable d’un tel travail ; si j’avais pu concevoir un plan, prévoir un résultat à l’effroyable mélange de toutes les atrocités humaines. La génération qui nous suivra examinera peut-être aussi la cause et l’influence de ces deux années ; mais nous, les contemporains, les compatriotes des victimes immolées dans ces jours de sang, avons-nous pu conserver alors le don de généraliser les idées, de méditer des abstractions, de nous séparer un moment de nos impressions pour les analyser ? Non, aujourd’hui même encore, le raisonnement ne saurait approcher de ce temps incommensurable. Juger ces événements, de quelques noms qu’on les désigne, c’est les faire rentrer dans l’ordre des idées existantes, des idées pour lesquelles il y avait déjà des expressions. À cette affreuse image tous les mouvements de l’âme se renouvellent, on frissonne, on s’enflamme, on veut combattre, on souhaite de mourir, mais la pensée ne peut se saisir encore d’aucun de ces souvenirs ; les sensations qu’ils font naître absorbent toute autre faculté. C’est donc en écartant cette époque monstrueuse, c’est à l’aide des autres événements principaux de la révolution de France et de l’histoire de tous les peuples, que j’essayerai de réunir des observations impartiales sur les gouvernements, et si ces réflexions me conduisent à l’admission des premiers principes sur lesquels se fondent la constitution républicaine de France, je demande que, même au milieu des fureurs de l’esprit de parti qui déchirent la France, et par elle le reste du monde, il soit possible de concevoir que l’enthousiasme de quelques idées n’exclut pas le mépris profond pour certains hommes1, et que l’espoir de l’avenir se concilie avec l’exécration du passé. Alors même que le cœur est à jamais déchiré par les blessures qu’il a reçues, l’esprit peut encore, après un certain temps, s’élever à des méditations générales.

On doit considérer à présent ces grandes questions qui vont décider de la destinée politique de l’homme, dans leur nature même, et non sous le rapport seul des malheurs qui les ont accompagnées ; il faut examiner du moins, si ces malheurs sont de l’essence même des institutions qu’on veut établir en France, ou si les effets de la révolution ne sont pas absolument distincts de ceux de la constitution ; enfin, on doit se confier assez à l’élévation de son âme pour ne pas craindre, en examinant des pensées, d’être soupçonné d’indifférence pour les crimes. C’est avec la même indépendance d’esprit, que j’ai tâché, dans la première partie de cet ouvrage, de peindre les effets des passions de l’homme sur son bonheur personnel. Je ne sais pourquoi il serait plus difficile d’être impartial dans les questions de politique que dans les questions de morale : certes les passions influent autant que les gouvernements sur le sort de la vie, et cependant dans le silence de la retraite on discute avec sa raison les sentiments qu’on a soi-même éprouvés ; il me paraît qu’il ne doit pas en coûter plus, pour parler philosophiquement des avantages ou des inconvénients des républiques et des monarchies, que pour analyser avec exactitude l’ambition, l’amour, ou telle autre passion qui a décidé de votre existence. Dans les deux parties de cet ouvrage, j’ai également cherché à ne me servir que de ma pensée, à la dégager de toutes les impressions du moment, on verra si j’ai réussi.

Les passions, cette force impulsive qui entraîne l’homme indépendamment de sa volonté, voilà le véritable obstacle au bonheur individuel et politique. Sans les passions, les gouvernements seraient une machine aussi simple que tous les leviers dont la force est proportionnée au poids qu’ils doivent soulever, et la destinée de l’homme ne serait composée que d’un juste équilibre entre les désirs, et la possibilité de les satisfaire. Je ne considérerai donc la morale et la politique que sous le point de vue des difficultés que les passions leur présentent ; les caractères qui ne sont point passionnés se placent d’eux-mêmes dans la situation qui leur convient le mieux, c’est presque toujours celle que le hasard leur a désignée, ou s’ils y apportent quelque changement, c’est seulement dans ce qui s’offre le plus facilement à leur portée. Laissons-les donc dans leur calme heureux, ils n’ont pas besoin de nous, leur bonheur est aussi varié en apparence que les différents lots qu’ils ont reçu de la destinée ; mais la base de ce bonheur est toujours la même, c’est la certitude de n’être jamais ni agité ni dominé par aucun mouvement plus fort que soi ; l’existence de ces êtres impassibles est soumise sans doute comme celle de tous les hommes aux accidents matériels qui renversent la fortune, détruisent la santé, etc. Mais c’est par des calculs positifs et non par des pensées sensibles ou morales qu’on éloigne ou prévient de semblables peines ; le bonheur des caractères passionnés au contraire, étant tout à fait dépendant de ce qui se passe au-dedans d’eux, ils sont les seuls qui trouvent quelque soulagement dans les réflexions qu’on peut faire naître dans leur âme. Leur entraînement naturel les exposant aux plus cruels malheurs, ils ont plus besoin du système qui a pour but unique d’éviter la douleur. Enfin, les caractères passionnés sont les seuls qui, par de certains points de ressemblance, peuvent être tous l’objet des mêmes considérations générales. Les autres vivent un à un, sans analogie comme sans variété, leur existence est monotone, quoique chacun d’eux ait un but différent, et il y a autant de nuances que d’individus, sans qu’on puisse découvrir une véritable couleur. Si dans le traité sur le bonheur individuel, je ne parle que des caractères passionnés, il est encore plus naturel d’analyser les gouvernements sous le rapport de la part qu’ils laissent à l’influence des passions. On peut considérer un individu comme exempt de passions, mais une collection d’hommes est composée d’un nombre certain de caractères de tous les genres qui donnent un résultat à peu près pareil ; il faut observer que les circonstances les plus dépendantes du hasard, sont soumises à un calcul positif quand les chances se multiplient. Dans le canton de Berne, par exemple, on a remarqué que tous les dix ans il y avait à peu près la même quantité de divorces ; il y a des villes d’Italie où l’on calcule avec exactitude combien d’assassinats se commettent régulièrement tous les ans ; ainsi les événements qui tiennent à une multitude de combinaisons diverses ont un retour périodique, une proportion fixe, quand les observations sont le résultat d’un grand nombre de chances. C’est ce qui doit conduire à penser que la science politique peut acquérir un jour une évidence géométrique. La morale, chaque fois qu’elle s’applique à tel homme en particulier, peut se tromper entièrement dans ses suppositions par rapport à lui ; l’organisation d’une constitution se fonde toujours sur des données fixes, puisque le grand nombre en tout genre amène des résultats toujours semblables, et toujours prévus. Les passions sont la plus grande difficulté des gouvernements ; cette vérité n’a pas besoin d’être développée, on voit aisément que toutes les combinaisons sociales les plus despotiques, conviendraient également à des hommes inertes qui seraient contents de rester à la place que le sort leur aurait fixée, et que la théorie démocratique la plus abstraite serait praticable au milieu d’hommes sages uniquement conduits par leur raison. Le seul problème des constitutions est donc de connaître jusques à quel degré on peut exciter ou comprimer les passions, sans compromettre le bonheur public.

Avant d’aller plus loin l’on demanderait, peut-être, une définition du bonheur ; le bonheur, tel qu’on le souhaite, est la réunion de tous les contraires, c’est pour les individus, l’espoir sans la crainte, l’activité sans l’inquiétude, la gloire sans la calomnie, l’amour sans l’inconstance, l’imagination qui embellirait à nos yeux ce qu’on possède, et flétrirait le souvenir de ce qu’on aurait perdu ; enfin, l’inverse de la nature morale, le bien de tous les états, de tous les talents, de tous les plaisirs, séparé du mal qui les accompagne ; le bonheur des nations serait aussi de concilier ensemble la liberté des républiques et le calme des monarchies, l’émulation des talents et le silence des factions, l’esprit militaire au-dehors et le respect des lois au-dedans : le bonheur, tel que l’homme le conçoit, c’est ce qui est impossible en tout genre ; et le bonheur, tel qu’on peut l’obtenir, le bonheur sur lequel la réflexion et la volonté de l’homme peuvent agir, ne s’acquiert que par l’étude de tous les moyens les plus sûrs pour éviter les grandes peines. C’est à la recherche de ce but que ce livre est destiné.

Deux ouvrages doivent se trouver dans un seul ; l’un étudie l’homme dans ses rapports avec lui-même, l’autre dans les relations sociales de tous les individus entre eux ; quelque analogie se trouve dans les idées principales de ces deux traités, parce qu’une nation présente le caractère d’un homme, et que la force du gouvernement doit agir sur elle, comme la puissance de la raison d’un individu sur lui-même. Le philosophe veut rendre durable la volonté passagère de la réflexion ; l’art social tend à perpétuer l’action de la sagesse ; enfin ce qui est grand se retrouve dans ce qui est petit, avec la même exactitude de proportions : l’univers tout entier se peint dans chacune de ses parties, et plus il paraît l’œuvre d’une seule idée, plus il inspire d’admiration.

Une grande différence, cependant, existe entre le système du bonheur de l’individu et celui du bonheur des nations ; c’est que dans le premier, on peut avoir pour but l’indépendance morale la plus parfaite, c’est-à-dire, l’asservissement de toutes les passions, chaque homme pouvant tout tenter sur lui-même ; mais que dans le second, la liberté politique doit toujours être calculée, d’après l’existence positive et indestructible d’une certaine quantité d’êtres passionnés, faisant partie du peuple qui doit être gouverné. La première partie est uniquement consacrée aux réflexions sur la destinée particulière de l’homme. La seconde partie doit traiter du sort constitutionnel des nations.

Le premier volume est divisé en trois sections ; la première traite successivement de l’influence de chaque passion sur le bonheur de l’homme ; la seconde analyse le rapport de quelques affections de l’âme avec la passion ou avec la raison ; la troisième offre le tableau des ressources qu’on trouve en soi, de celles qui sont indépendantes du sort, et surtout de la volonté des autres hommes.

Dans la seconde partie, je compte examiner les gouvernements anciens et modernes sous le rapport de l’influence qu’ils ont laissée, aux passions naturelles aux hommes réunis en corps politique, et trouver la cause de la naissance, de la durée, et de la destruction des gouvernements, dans la part plus ou moins grande qu’ils ont faite au besoin d’action qui existe dans toute société. Dans la première section de la seconde partie, je traiterai des raisons qui se sont opposées à la durée et surtout au bonheur des gouvernements, où toutes les passions ont été comprimées. — Dans la seconde section, je traiterai des raisons qui se sont opposées au bonheur et surtout à la durée des gouvernements, où toutes les passions ont été excitées. — Dans la troisième section, je traiterai des raisons qui détournent la plupart des hommes de se borner à l’enceinte des petits États, où la liberté démocratique peut exister, parce que là les passions ne sont point excitées par aucun but, par aucun théâtre propre à les enflammer. Enfin, je terminerai cet ouvrage par des réflexions sur la nature des constitutions représentatives, qui peuvent concilier une partie des avantages regrettés dans les divers gouvernements.

Ces deux ouvrages conduisent nécessairement l’un à l’autre ; car si l’homme parvenait individuellement à dompter ses passions, le système des gouvernements se simplifierait tellement qu’on pourrait alors adopter, comme praticable, l’indépendance complète, dont l’organisation des petits États est susceptible. Mais quand cette théorie métaphysique serait impossible, au moins, il est vrai, que plus l’on travaille à calmer les sentiments impétueux qui agitent l’homme au-dedans de lui, moins la liberté publique a besoin d’être modifiée ; ce sont toujours les passions qui forcent à sacrifier de l’indépendance pour assurer l’ordre, et tous les moyens qui tendent à rendre l’empire à la raison, diminuent le nombre nécessaire des sacrifices de liberté. — J’ai à peine commencé la seconde partie politique, dont je ne puis donner une idée par ce peu de mots. En m’en occupant, je vois qu’il faut longtemps pour réunir toutes les connaissances, pour faire toutes les recherches qui doivent servir de base à ce travail ; mais si les accidents de la vie ou les peines du cœur bornaient le cours de ma destinée, je voudrais qu’un autre accomplit le plan que je me suis proposé. En voici quelques aperçus incomplets qui ne permettent pas de juger de l’ensemble.

Il faudrait d’abord, en analysant les gouvernements anciens et modernes, chercher dans l’histoire des nations ce qui appartient seulement à la nature de la constitution qui les dirigeait. Montesquieu, dans son sublime ouvrage sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, a traité, tout ensemble, les causes diverses qui ont influé sur le sort de cet Empire ; il faudrait apprendre dans son livre, et démêler dans l’histoire de tous les autres peuples, les événements qui sont la suite immédiate des constitutions, et peut-être trouverait-on que tous les événements dérivent de cette cause : les nations sont élevées par leur gouvernement, comme les enfants par l’autorité paternelle. Et l’effet du gouvernement n’est pas incertain comme celui de l’éducation particulière, puisque, comme je l’ai déjà dit, les chances du hasard subsistent par rapport au caractère d’un homme, tandis que dans la réunion d’un certain nombre, les résultats sont toujours pareils. L’organisation de la puissance publique, qui excite ou comprime l’ambition, rend telle ou telle religion plus ou moins nécessaire, tel ou tel code pénal trop indulgent ou trop sévère, telle étendue de pays dangereuse ou convenable ; enfin c’est de la manière dont les peuples conçoivent l’ordre social, que dépend le destin de la race humaine sous tous les rapports. La plus grande perfectibilité dont elle puisse être susceptible, c’est d’acquérir des idées certaines sur la science politique. Si les nations étaient en paix au-dehors et au-dedans, les arts, les connaissances, les découvertes en divers genres feraient chaque jour de nouveaux progrès, et la philosophie ne perdrait pas en deux ans de guerre civile, ce qu’elle avait acquis pendant des siècles tranquilles. Après avoir bien établi l’importance première de la nature des constitutions, il faudrait prouver leur influence par l’examen des faits caractéristiques de l’histoire des mœurs, de l’administration, de la littérature, de l’art militaire de tous les peuples. J’étudierai d’abord les pays, qui dans tous les temps ont été gouvernés despotiquement, et motivant leurs différences apparentes, je montrerai que leur histoire, sous le rapport des causes et des effets, a toujours été parfaitement semblable ; et j’expliquerai quel effet doit constamment produire sur les hommes, la compression de leurs mouvements naturels par une force au-dehors d’eux, et à laquelle leur raison n’a pu donner aucun genre de consentement. Dans l’examen des anarchies démagogiques ou militaires, il faut montrer aussi que ces deux causes, qui paraissent opposées, donnent des résultats pareils, parce que dans les deux états, les passions politiques sont également excitées parmi les hommes par l’éloignement de toutes les craintes positives, et l’activité de toutes les espérances vagues. Dans l’étude de certains États, qui par leurs circonstances, encore plus que par leur petitesse, sont dans l’impossibilité de jouer un grand rôle au-dehors, et n’offrent point au-dedans de place qui puisse contenter l’ambition et le génie, il faudrait observer comment l’homme tend à l’exercice de ses facultés, comment il veut agrandir l’espace en proportion de ses forces. Dans les États obscurs, les arts ne font aucun progrès, la littérature ne se perfectionne, ni par l’émulation qui excite l’éloquence, ni par la multitude des objets de comparaison, qui seule donne une idée fixe du bon goût. Les hommes, privés d’occupations fortes, se resserrent tous les jours plus dans le cercle des idées domestiques, et la pensée, le talent, le génie, tout ce qui semble des dons de la nature, ne se développe cependant que par la combinaison des sociétés ; le même nombre d’hommes divisé, séparé, sans mobile et sans but, n’offre pas un génie supérieur, une âme ardente, un caractère énergique ; tandis que dans d’autres pays, parmi les mêmes êtres, plusieurs se seraient élevés au-dessus de la classe commune, si le but avait fait naître l’intérêt, et l’intérêt l’étude, et la recherche des grands moyens et des grandes pensées.

Sans s’arrêter longtemps sur les motifs de la préférence que la sagesse conseillerait, peut-être, de donner aux États comme aux destinées obscures, il est aisé de prouver que par la nature même des hommes, ils tendent à sortir de cette situation, qu’ils se réunissent pour multiplier les chocs, qu’ils conquièrent pour étendre leur puissance ; enfin, que voulant exciter leurs facultés, reculer en tout genre les bornes de l’esprit humain, ils appellent autour d’eux d’un commun accord les circonstances qui secondent ce désir, et cette impulsion. Ces diverses réflexions ne pourraient avoir de prix qu’en les appuyant sur des faits, sur une connaissance détaillée de l’histoire, qui présente toujours des considérations nouvelles, quand on l’étudie avec un but déterminé, et que guidé, par l’éternelle ressemblance de l’homme avec l’homme, on recherche une même vérité à travers la diversité des lieux et des siècles. Ces différentes réflexions conduiraient enfin au principal but des débats actuels, à la manière de constituer une grande nation avec de l’ordre et de la liberté, et de réunir ainsi la splendeur des beaux-arts, des sciences et des lettres, tant vantées dans les monarchies, avec l’indépendance des républiques ; il faudrait créer un gouvernement qui donna de l’émulation au génie, et mit un frein aux passions factieuses ; un gouvernement qui put offrir à un grand homme un but digne de lui, et décourager l’ambition de l’usurpateur ; un gouvernement qui présenta, comme je l’ai dit, la seule idée parfaite de bonheur en tout genre, la réunion des contrastes. Autant le moraliste doit rejeter cet espoir, autant le législateur doit tâcher de s’en rapprocher : l’individu qui prétend pour lui-même à ce résultat, est un insensé ; car le sort qui n’est pas dans sa main déjoue de toutes les manières de telles espérances ; mais les gouvernements tiennent, pour, ainsi dire, la place du sort par rapport aux nations ; comme ils agissent sur la masse, leurs effets, et leurs moyens sont assurés. Il ne s’ensuit pas qu’il faille croire à la perfection dans l’ordre social ; mais il est utile pour les législateurs de se proposer ce but, de quelque manière qu’ils conçoivent sa route. Dans cet ouvrage donc que je ferai, ou que je voudrais qu’on fit, il faudrait mettre absolument de côté tout ce qui tient à l’esprit de parti ou aux circonstances actuelles, la superstition de la royauté, la juste horreur qu’inspirent les crimes dont nous avons été les témoins, l’enthousiasme même de la république, ce sentiment qui dans sa pureté est le plus élevé que l’homme puisse concevoir. Il faudrait examiner les institutions dans leur essence même, et convenir qu’il n’existe plus qu’une grande question qui divise encore les penseurs ; savoir, si dans la combinaison des gouvernements mixtes, il faut, ou non, admettre l’hérédité. On est d’accord, je pense, sur l’impossibilité du despotisme, ou de l’établissement de tout pouvoir qui n’a pas pour but le bonheur de tous ; on l’est aussi, sans doute, sur l’absurdité d’une constitution démagogique2, qui bouleverserait la société au nom du peuple qui la compose. Mais les uns croient que la garantie de la liberté, le maintien de l’ordre, ne peut subsister qu’à l’aide d’une puissance héréditaire, et conservatrice ; les autres, reconnaissent de même la vérité du principe, que l’ordre seul, c’est-à-dire l’obéissance à la justice, assure la liberté : mais ils pensent que ce résultat peut s’obtenir sans un genre d’institutions que la nécessité seule peut faire admettre, et qui doivent être rejetées par la raison, si la raison prouve, qu’elles ne servent pas mieux que les idées naturelles, au bonheur de la société. C’est sur ces deux questions, il me semble, que tous les esprits devraient s’exercer : il faut les séparer absolument de ce que nous avons vu, et même de ce que nous voyons, enfin de tout ce qui appartient à la révolution ; car, comme on l’a fort bien dit, il faut que cette révolution finisse par le raisonnement, et il n’y a de vaincu que les hommes persuadés. Loin donc de ceux qui ont quelque valeur personnelle, toutes les dénominations d’esclaves et de factieux, de conspirateurs et d’anarchistes, prodiguées aux simples opinions ; les actions doivent être soumises aux lois : mais l’univers moral appartient à la pensée ; quiconque se sert de cette arme, méprise toutes les autres, et l’homme qui l’emploie est par cela seul incapable de s’abaisser à d’autres moyens. — Plusieurs ouvrages de très bons auteurs renferment des raisons en faveur de l’hérédité modifiée, ou comme en Angleterre, c’est-à-dire, composant deux branches du gouvernement, dont le troisième pouvoir est purement représentatif ; ou comme à Rome, lorsque la puissance politique était divisée entre la démocratie et l’aristocratie, le peuple et le sénat ; il faudrait donc déduire tous les motifs qui ont fait croire que la balance de ces intérêts opposés, pouvait seule donner de la stabilité aux gouvernements ; que l’homme qui se croit des talents, ou se voit de l’autorité, tendant naturellement, d’abord aux distinctions personnelles, et ensuite aux distinctions héréditaires, il vaut mieux créer légalement ce qu’il conquerra de force. Il faudrait développer et ces raisons, et beaucoup d’autres encore, exceptant de part et d’autre celles qu’on croit tirer du droit pour ou contre ; car le droit en politique, c’est ce qui conduit le plus sûrement au bonheur général ; mais l’on doit exposer sincèrement tous les moyens de ses adversaires quand on les combat de bonne foi.

On pourrait opposer à leurs raisonnements, que la principale cause de la destruction de plusieurs gouvernements a été d’avoir constitué dans l’État deux intérêts opposés : on a considéré comme le chef-d’œuvre de la science des gouvernements de mesurer assez les deux actions contraires, pour que la puissance aristocratique et démocratique se balança, comme deux lutteurs qu’une égale force rend immobiles. En effet, le moment le plus prospère dans tous ces gouvernements est celui où cette balance, subsistant d’une manière parfaite, donne le repos qui naît de deux efforts contenus l’un par l’autre, mais cet état ne peut être durable. À l’instant, où pour suivre la comparaison, l’un des deux lutteurs perd un moment l’avantage, il terrasse l’autre qui se venge en le renversant à son tour. Ainsi l’on a vu la république Romaine déchirée, dès qu’une guerre, un homme, ou le temps seul a rompu l’équilibre. — On dira qu’en Angleterre il y a trois intérêts, et que cette combinaison plus savante, répond de la tranquillité publique. Il n’y a jamais trois intérêts dans un tel gouvernement, les privilégiés héréditaires et ceux qui ne le sont pas, peuvent être revêtus de noms différents ; mais la division se fait toujours sur ces deux bases, l’on se sépare et l’on se rallie, d’après ces deux grands motifs d’opposition. Ne serait-il pas possible que le genre humain, témoin et victime de ce principe de haine, de ce germe de mort qui a détruit tant d’États, pût chercher et trouver la fin du combat de l’aristocratie et de la démocratie, et qu’au lieu de s’attacher à la combinaison d’une balance, qui par son avantage même, par la part qu’elle accorde à la liberté, finit toujours par être renversée : on examinât, si l’idée moderne du système représentatif n’établit pas dans le gouvernement, un seul intérêt, un seul principe de vie, en rejetant toutefois tout ce qui peut conduire à la démocratie ?

Supposez d’abord un très petit nombre d’hommes extraits d’une nation immense, une élection combinée, et par deux degrés, et par l’obligation d’avoir passé successivement dans les places qui font connaître les hommes et exigent, et de l’indépendance de fortune, et des droits à l’estime publique pour s’y maintenir. Cette élection ainsi modifiée, n’établirait-elle pas l’aristocratie des meilleurs, la prééminence des talents, des vertus et des propriétés ? Ce genre de distinction qui, sans faire deux classes de droit, c’est-à-dire deux ennemis de fait, donne aux plus éclairés la conduite du reste des hommes, et faisant choisir les êtres distingués par la foule de leurs inférieurs, assure au talent sa place, et à la médiocrité sa consolation ; donne une part à l’amour-propre du vulgaire dans les succès des gouvernants qu’ils ont choisis ; ouvre la carrière à tous, mais n’y amène que le petit nombre. L’avantage de l’aristocratie de naissance, c’est la réunion des circonstances qui rendent plus probables dans une telle classe les sentiments généreux : l’aristocratie de l’élection doit, alors que sa marche est sagement graduée, appeler avec certitude les hommes distingués par la nature aux places éminentes de la société. — Ne serait-il pas possible que la division des pouvoirs donnât tous les avantages et aucun des inconvénients de l’opposition des intérêts, que deux chambres, un directoire exécutif, quoique temporaire, fussent parfaitement distinctes dans leurs fonctions ; que chacun prit un parti différent par sa place, mais non par esprit de corps, ce qui est d’une toute autre nature ? Ces hommes, séparés pendant le cours de leurs magistratures, par les exercices divers du pouvoir public, se réuniraient ensuite dans la nation, parce qu’aucun intérêt contraire ne les séparerait d’une manière invincible. Ne serait-il pas possible qu’un grand pays, loin d’être un obstacle à un tel état de choses, fut particulièrement propre à sa stabilité ? parce qu’une conspiration, un homme, peuvent s’emparer tout à coup de la citadelle d’un petit État, et par cela seul changer la forme de son gouvernement, tandis qu’il n’y a qu’une opinion qui remue à la fois trente millions d’hommes, que tout ce qui n’est produit que par des individus, ou par une faction qui n’est point ralliée au mouvement public, est étouffé par la masse qui se porte sur chaque point. Il ne peut pas y avoir d’usurpateur dans un pays où il faudrait que le même homme ralliât l’opinion à lui, depuis le Rhin jusqu’aux Pyrénées ; l’idée d’une constitution, d’un ordre légal consenti par tous, peut seule réunir et frapper à distance. Le gouvernement dans un grand pays a pour appui la masse énorme d’hommes paisibles ; cette masse est beaucoup plus considérable à proportion même, dans une grande nation, que dans un petit pays. Les gouvernants dans un petit pays sont beaucoup plus multipliés par rapport aux gouvernés, et la part de chacun, à une action quelconque, est plus grande et plus facile : enfin, si l’on répétait d’une manière vague, qu’on n’a jamais vu une constitution fondée sur de telles bases, qu’il vaut mieux adopter celles qui ont existé pendant des siècles ; on pourrait demander de s’arrêter à une réflexion qui mérite, je crois, une attention particulière.

Dans toutes les sciences humaines, on débute par les idées complexes, en se perfectionnant, l’on arrive aux idées simples ; l’ignorance absolue dans ces combinaisons naturelles est moins éloignée du dernier terme des connaissances, que les demi-lumières. Une comparaison fera mieux sentir ma pensée : à la renaissance des lettres, les premiers écrits qu’on a composé, ont été pleins de recherche et d’affectation. Les grands écrivains, deux siècles après, ont admis et fait admettre le genre simple ; et le discours du sauvage qui s’écriait : dirons-nous aux ossements de nos pères, levez-vous et marchez à notre suite ? Ce discours avait plus de rapport avec la langue de Voltaire, que les vers ampoulés de Brébeuf ou de Chapelain. En mécanique, on avait d’abord trouvé la machine de Marly, qui, avec des frais énormes, élevait l’eau sur le sommet d’une montagne ; après cette machine on a découvert des pompes qui produisent le même effet avec infiniment moins de moyens : sans vouloir faire d’une comparaison une preuve, peut-être que lorsqu’il y a cent ans en Angleterre, l’idée de la liberté reparut sur la terre ; l’organisation combinée du gouvernement Anglais était le plus haut point de perfection où l’on put atteindre alors ; mais aujourd’hui des bases plus simples peuvent donner en France, après la révolution, des résultats pareils à quelques égards, et supérieurs à d’autres. Indépendamment de tous les crimes particuliers qui ont été commis, l’ordre social a été menacé de sa destruction pendant cette révolution par le système politique même qu’on avait adopté : les mœurs barbares sont plus près des institutions simples mal entendues, que des institutions compliquées ; mais il n’en est pas moins vrai que l’ordre social, comme toutes les sciences, se perfectionne à mesure qu’on diminue les moyens, sans affaiblir le résultat. Ces considérations, et beaucoup d’autres, conduiraient à un développement complet de la nature, et de l’utilité des pouvoirs héréditaires, faisant partie de la constitution ; et de la nature, et de l’utilité, des constitutions composées uniquement de magistratures temporaires. Car, il faut bien se le répéter, l’on est maintenant opposé sur ce point seul, le reste des opinions despotiques et démagogiques sont des songes exaltés ou criminels, dont tout ce qui pense s’est réveillé.

On ferait quelque bien, je crois, en traitant d’une manière purement abstraite, des questions dont les passions contraires se sont tour à tour emparées. En examinant la vérité, séparément des hommes et des temps, on arrive à une démonstration, qui se reporte ensuite avec moins de peine sur les circonstances présentes. À la fin d’un semblable ouvrage, cependant, sous quelque point de vue général que ces grandes questions fussent présentées, il serait impossible de ne pas finir par les particulariser dans leur rapport avec la France et le reste de l’Europe. Tout invite la France à rester république ; tout commande à l’Europe de ne pas suivre son exemple : l’un des plus spirituels écrits de notre temps, celui de Benjamin Constant, a parfaitement traité la question qui concerne la position actuelle de la France. Deux motifs de sentiment me frappent surtout ; voudrait-on souffrir une nouvelle révolution pour renverser celle qui établit la république ? et le courage de tant d’armées, et le sang de tant de héros serait-il versé au nom d’une chimère dont il ne resterait que le souvenir des crimes qu’elle a coutés.

La France doit persister dans cette grande expérience dont le désastre est passé, dont l’espoir est à venir. Mais peut-on assez inspirer à l’Europe l’horreur des révolutions ? Ceux qui détestent les principes de la constitution de France, qui se montrent les ennemis de toute idée libérale, et font un crime d’aimer jusqu’à la pensée d’une république, comme si les scélérats qui ont souillé la France pouvaient déshonorer le culte des Catons, des Brutus et des Sidney : ces hommes intolérants et fanatiques ne persuadent point par leurs véhémentes déclamations les étrangers philosophes ; mais que l’Europe écoute les amis de la liberté, les amis de la République Française, qui se sont hâtés de l’adopter, dès qu’on l’a pu sans crime, dès qu’il n’en coûtait pas du sang pour la désirer. Aucun gouvernement monarchique ne renferme assez d’abus, maintenant, pour qu’un jour de révolution n’arrache plus de larmes que tous les maux qu’on voudrait réparer par elle. Désirer une révolution, c’est dévouer à la mort l’innocent et le coupable ; c’est, peut-être, condamner l’objet qui nous est le plus cher ! et jamais on n’obtient, soi-même, le but qu’à ce prix affreux on s’était proposé. Nul homme, dans ce mouvement terrible, n’achève ce qu’il a commencé ; nul homme ne peut se flatter de diriger une impulsion dont la nature des choses s’empare ; et cet Anglais qui voulut descendre dans sa barque la chute du Rhin à Schaffhouse, était moins insensé que l’ambitieux qui croirait pouvoir se conduire avec succès à travers une révolution tout entière. Laissez-nous en France combattre, vaincre, souffrir, mourir dans nos affections, dans nos penchants les plus chers, renaître ensuite, peut-être, pour l’étonnement et l’admiration du monde. Mais laissez un siècle passer sur nos destinées, vous saurez alors si nous avons acquis la véritable science du bonheur des hommes ; si le vieillard avait raison, ou si le jeune homme a mieux disposé de son domaine, l’avenir. Hélas ! n’êtes-vous pas heureux qu’une nation tout entière se soit placée à l’avant-garde de l’espèce humaine pour affronter tous les préjugés, pour essayer tous les principes ? Attendez, vous, génération contemporaine, éloignez encore de vous les haines, les proscriptions et la mort ; nul devoir ne pourrait exiger de tels sacrifices, et tous les devoirs, au contraire, font une loi de les éviter.

Qu’on me pardonne de m’être laissée entraîner au-delà de mon sujet, mais qui peut vivre, qui peut écrire dans ce temps, et ne pas sentir et penser sur la révolution de France.

J’ai tracé l’esquisse imparfaite de l’ouvrage que je projette. La première partie, que j’imprime à présent est fondée sur l’étude de son propre cœur, et les observations faites sur le caractère des hommes de tous les temps. Dans l’étude des constitutions, il faut se proposer pour but le bonheur, et pour moyen la liberté ; dans la science morale de l’homme, c’est l’indépendance de l’âme qui doit être l’objet principal, ce qu’on peut avoir de bonheur en est la suite. L’homme qui se vouerait à la poursuite de la félicité parfaite, serait le plus infortuné des êtres ; la nation qui n’aurait en vue que d’obtenir le dernier terme abstrait de la liberté métaphysique, serait la nation la plus misérable ; les législateurs doivent donc compter et diriger les circonstances, et les individus chercher à s’en rendre indépendants ; les gouvernements doivent tendre au bonheur réel de tous, et les moralistes doivent apprendre aux individus à se passer de bonheur. Il y a du bien pour la masse dans l’ordre même des choses, et cependant il n’est pas de félicité pour les individus ; tout concourt à la conservation de l’espèce, tout s’oppose aux désirs de chacun, et les gouvernements, à quelques égards, représentant l’ensemble de la nature, peuvent atteindre à la perfection dont l’ordre général offre l’exemple ; mais les moralistes, parlant aux hommes individuellement, à tous ces êtres emportés dans le mouvement de l’univers, ne peuvent leur promettre avec certitude aucune jouissance personnelle, que dans ce qui dépend toujours d’eux-mêmes. Il y a de l’avantage à se proposer pour but de son travail sur soi, la plus parfaite indépendance philosophique ; les essais même inutiles, laissent encore après eux des traces salutaires ; agissant à la fois sur son être tout entier, on ne craint pas, comme dans les expériences sur les nations, de disjoindre, de séparer, d’opposer l’un à l’autre toutes les parties diverses du corps politique. L’on n’a point, au-dedans de soi, de transaction à faire avec des obstacles étrangers ; l’on mesure sa force, on triomphe, ou l’on se soumet ; tout est simple, tout est possible même ; car, s’il est absurde de considérer une nation comme un peuple de philosophes, il est vrai que chaque homme en particulier peut se flatter de le devenir.

Je m’attends aux diverses objections de sentiment et de raisonnement qu’on pourra faire contre le système développé dans cette première partie. Rien n’est plus contraire, il est vrai, aux premiers mouvements de la jeunesse, que l’idée de se rendre indépendant des affections des autres ; on veut d’abord consacrer sa vie à être aimé de ses amis, à captiver la faveur publique. Il semble qu’on ne s’est jamais assez mis à la disposition de ceux qu’on aime, qu’on ne leur a jamais assez prouvé qu’on ne pouvait exister sans eux ; que l’occupation, les services de tous les jours ne satisfont pas assez au gré de la chaleur de l’âme, le besoin qu’on a de se dévouer, de se livrer en entier aux autres ; on se fait un avenir tout composé des liens qu’on a formés. On se confie d’autant plus à leur durée que l’on est soi-même plus incapable d’ingratitude ; on se sait des droits à la reconnaissance, on croit à l’amitié ainsi fondée plus qu’à aucun autre lien de la terre, tout est moyen, elle seule est le but ; l’on veut aussi de l’estime publique, mais il semble que vos amis vous en sont les garants, on n’a rien fait que pour eux, ils le savent, ils le diront ; comment la vérité, et la vérité du sentiment ne persuaderait-elle pas ? comment ne finirait-elle pas par être reconnue ? Les preuves sans nombre, qui s’échappent d’elle de toutes parts, doivent enfin l’emporter sur la fabrication de la calomnie. Vos paroles, votre voix, vos accents, l’air qui vous environne, tout vous semble empreint de ce que vous êtes réellement, et l’on ne croit pas à la possibilité d’être longtemps mal jugé ; c’est avec ce sentiment de confiance qu’on vogue à pleine voile dans la vie ; tout ce qu’on a su, tout ce qu’on vous a dit de la mauvaise nature d’un grand nombre d’hommes, s’est classé dans votre tête comme l’histoire, comme tout ce qu’on apprend en morale sans l’avoir éprouvé. On ne s’avise d’appliquer aucune de ces idées générales à sa situation particulière ; tout ce qui vous arrivera, tout ce qui vous entoure doit être une exception ; ce qu’on a d’esprit n’a point d’influence sur la conduite : là où il y a un cœur, il est seul écouté ; ce qu’on n’a pas senti soi-même est connu de la pensée, sans jamais diriger les actions. Mais à vingt-cinq ans, à cette époque précise, où la vie cesse de croître, il se fait un cruel changement dans votre existence ; on commence à juger votre situation ; tout n’est plus avenir dans votre destinée ; à beaucoup d’égards votre sort est fixé, et les hommes réfléchissent alors s’il leur convient d’y lier le leur ; s’ils y voient moins d’avantages qu’ils n’avaient cru, si de quelque manière leur attente est trompée ; au moment où ils sont résolus à s’éloigner de vous, ils veulent se motiver à eux-mêmes leur tort envers vous ; ils vous cherchent mille défauts pour s’absoudre du plus grand de tous ; les amis qui se rendent coupables d’ingratitude, vous accablent pour se justifier, ils nient le dévouement, ils supposent l’exigence, ils essayent enfin de moyens séparés, de moyens contradictoires pour envelopper votre conduite et la leur d’une sorte d’incertitude que chacun explique à son gré. Quelle multitude de peines assiège alors le cœur qui voulait vivre dans les autres, et se voit trompé dans cette illusion ! La perte des affections les plus chères n’empêche pas de sentir jusqu’au plus faible tort de l’ami qu’on aimait le moins. Votre système de vie est attaqué, chaque coup ébranle l’ensemble : celui-là aussi s’éloigne de moi, est une pensée douloureuse, qui donne au dernier lien qui se brise un prix qu’il n’avait pas auparavant. Le public aussi, dont on avait éprouvé la faveur, perd toute son indulgence ; il aime les succès qu’il prévoit, il devient l’adversaire de ceux dont il est lui-même la cause ; ce qu’il a dit, il l’attaque ; ce qu’il encourageait, il veut le détruire : cette injustice de l’opinion fait souffrir aussi de mille manières en un jour. Tel individu qui vous déchire, n’est pas digne que vous regrettiez son suffrage, mais vous souffrez de tous les détails d’une grande peine, dont l’histoire se déroule à vos yeux ; et déjà certain de ne point éviter son pénible terme, vous éprouvez cependant la douleur de chaque pas. Enfin, le cœur se flétrit, la vie se décolore ; on a des torts à son tour qui dégoûtent de soi comme des autres, qui découragent du système de perfection dont on s’était d’abord enorgueilli ; on ne sait plus à quelle idée se reprendre, quelle route suivre désormais ; à force de s’être confié sans réserve, on serait prêt à soupçonner injustement. Est-ce la sensibilité, est-ce la vertu qui n’est qu’un fantôme ? Et cette plainte sublime échappée à Brutus dans les champs de Philippes, doit-elle égarer la vie, ou commander de se donner la mort ? C’est à cette époque funeste où la terre semble manquer sous nos pas ; où plus incertains sur l’avenir que dans les nuages de l’enfance, nous doutons de tout ce que nous croyons savoir, et recommençons l’existence avec l’espoir de moins. C’est à cette époque où le cercle des jouissances est parcouru, et le tiers de la vie à peine atteint, que ce livre peut être utile ; il ne faut pas le lire avant ; car je ne l’ai moi-même ni commencé, ni conçu qu’à cet âge. On m’objectera, peut-être aussi, qu’en voulant dompter les passions, je cherche à étouffer le principe des plus belles actions des hommes, des découvertes sublimes, des sentiments généreux ; quoique je ne sois pas entièrement de cet avis, je conviens qu’il y a quelque chose de grand dans la passion ; qu’elle ajoute, pendant qu’elle dure, à l’ascendant de l’homme ; qu’il accomplit alors presque tout ce qu’il projette, tant la volonté ferme et suivie, est une force active dans l’ordre moral. L’homme alors, emporté par quelque chose de plus puissant que lui, use sa vie, mais s’en sert avec plus d’énergie. Si l’âme doit être considérée seulement comme une impulsion, cette impulsion est plus vive quand la passion l’excite ; s’il faut aux hommes sans passions, l’intérêt d’un grand spectacle, s’ils veulent que les gladiateurs s’entredétruisent à leurs yeux, tandis qu’ils ne seront que les témoins de ces affreux combats, sans doute il faut enflammer de toutes les manières ces êtres infortunés, dont les sentiments impétueux animent, ou renversent le théâtre du monde ; mais quel bien en résultera-t-il pour eux, quel bonheur général peut-on obtenir par ces encouragements donnés aux passions de l’âme ? Tout ce qu’il faut de mouvement à la vie sociale, tout l’élan nécessaire à la vertu existerait sans ce mobile destructeur : mais, dira-t-on, c’est à diriger les passions et non à les vaincre, qu’il faut consacrer ses efforts ; je n’entends pas comment on dirige ce qui n’existe qu’en dominant : il n’y a que deux états pour l’homme, ou il est certain d’être le maître au-dedans de lui, et alors il n’a point de passions ; ou il sent qu’il règne en lui-même une puissance plus forte que lui, et alors il dépend entièrement d’elle. Tous ces traités avec la passion sont purement imaginaires ; elle est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les fers. Je n’ai point imaginé cependant de consacrer cet ouvrage à la destruction de toutes les passions. Mais j’ai tâché d’offrir un système de vie qui ne fut pas sans quelques douceurs, à l’époque où s’évanouissent les espérances de bonheur positif dans cette vie : ce système ne convient qu’aux caractères naturellement passionnés, et qui ont combattu pour reprendre l’empire ; plusieurs de ses jouissances n’appartiennent qu’aux âmes jadis ardentes, et la nécessité de ses sacrifices ne peut être sentie que par ceux qui ont été malheureux. En effet, si l’on n’était pas né passionné qu’aurait-on à craindre, de quel effort aurait-on besoin, que se passerait-il en soi qui put occuper le moraliste, et l’inquiéter sur la destinée de l’homme ? Pourrait-on aussi me reprocher de n’avoir pas traité séparément les jouissances attachées à l’accomplissement de ses devoirs, et les peines que font éprouver le remord qui suit le tort, ou le crime de les avoir bravé ? Ces deux idées premières dans l’existence, s’appliquent également à toutes les situations, à tous les caractères, et ce que j’ai voulu montrer seulement, c’est le rapport des passions de l’homme avec les impressions agréables ou douloureuses qu’il ressent au fond de son cœur. En suivant ce plan, je crois de même avoir prouvé qu’il n’est point de bonheur sans la vertu ; revenir à ce résultat par toutes les routes, est une nouvelle preuve de sa vérité. Dans l’analyse des diverses affections morales de l’homme, il se rencontrera quelquefois des allusions à la révolution de France ; nos souvenirs sont tous empreints de ce terrible événement : d’ailleurs, j’ai voulu que cette première partie fut utile à la seconde, que l’examen des hommes un à un put préparer au calcul, des effets de leur réunion en masse ; j’ai espéré, je le répète, qu’en travaillant à l’indépendance morale de l’homme, on rendrait sa liberté politique plus facile, puisque chaque restriction qu’il faut imposer à cette liberté, est toujours commandée par l’effervescence de telle ou telle passion.

Enfin, de quelque manière que l’on juge mon plan, ce qui est certain, c’est que mon unique but a été de combattre le malheur sous toutes ses formes, d’étudier les pensées, les sentiments, les institutions qui causent de la douleur aux hommes, pour chercher quelle est la réflexion, le mouvement, la combinaison, qui pourrait diminuer quelque chose de l’intensité des peines de l’âme ; l’image de l’infortune, sous quelque aspect qu’elle se présente, et me poursuit, et m’accable. Hélas ! j’ai tant éprouvé ce que c’était que souffrir, qu’un attendrissement inexprimable, une inquiétude douloureuse s’emparent de moi, à la pensée des malheurs de tous et de chacun ; des chagrins inévitables et des tourments de l’imagination, des revers de l’homme juste, et même aussi des remords du coupable, des blessures du cœur les plus touchantes de toutes, et des regrets dont on rougit sans les éprouver moins ; enfin, de tout ce qui fait verser des larmes, ces larmes que les anciens recueillaient dans une urne consacrée, tant la douleur de l’homme était auguste à leurs yeux. Ah ! ce n’est pas assez d’avoir juré, que dans les limites de son existence, de quelque injustice, de quelque tort qu’on fut l’objet, on ne causerait jamais volontairement une peine, on ne renoncerait jamais volontairement à la possibilité d’en soulager une ; il faut essayer encore si quelque ombre de talent, si quelque faculté de méditation ne pourrait pas faire trouver la langue, dont la mélancolie ébranle doucement le cœur, ne pourrait pas aider à découvrir, à quelle hauteur philosophique les armes qui blessent n’atteindraient plus. Enfin, si le temps et l’étude apprenaient, comment on peut donner aux principes politiques assez d’évidence pour qu’ils ne fussent plus l’objet de deux religions, et par conséquent des plus sanglantes fureurs, il semble que l’on aurait du moins offert un examen complet, de tout ce qui livre la destinée de l’homme à la puissance du malheur.