Chapitre VIII.
De l’éloquence
Dans les pays libres, la volonté des nations décidant de leur destinée politique, les hommes recherchent et acquièrent au plus haut degré les moyens d’influer sur cette volonté ; et le premier de tous, c’est l’éloquence. Les efforts s’accroissent toujours en proportion de la récompense ; et lorsque la nature du gouvernement promet à l’homme de génie la puissance et la gloire, des vainqueurs dignes de remporter un tel prix ne tardent point à se présenter. L’émulation développe des talents, qui seraient demeurés inconnus, dans les états où l’on ne pourrait offrir à une âme fière aucun but qui fut digne d’elle.
Examinons cependant pourquoi, depuis les premières années de la révolution, l’éloquence s’altère et se détériore en France, au lieu de suivre les progrès naturels dans les assemblées délibérantes ; examinons comment elle pourrait renaître et se perfectionner, et terminons par un aperçu général sur l’utilité dont elle est aux progrès de l’esprit humain et au maintien de la liberté.
La force dans les discours ne peut être séparée de la mesure. Si tout est permis, rien ne peut produire un grand effet. Ménager les convenances morales, c’est respecter les talents, les services et les vertus ; c’est honorer dans chaque homme les droits que sa vie lui donne à l’estime publique. Si vous confondez par une égalité grossière et jalouse ce que distingue l’inégalité naturelle, votre état social ressemble à la mêlée d’un combat dans lequel l’on n’entend plus que des cris de guerre ou de fureur. Quels moyens reste-t-il alors à l’éloquence pour frapper les esprits par des pensées ou des expressions heureuses, par le contraste du vice et de la vertu, par la louange ou par le blâme distribués avec justice ? Dans ce chaos de sentiments et d’idées qui a existé pendant quelque temps en France, aucun orateur ne pouvait flatter par son estime, ni flétrir par son mépris, aucun homme ne pouvait être honoré ni dégradé.
Dans un tel état de choses, comment tomber ? comment s’élever ? À quoi sert-il d’accuser ou de défendre ? où est le tribunal qui peut absoudre ou condamner ? Qu’y a-t-il d’impossible ? qu’y a-t-il de certain ? Si vous êtes audacieux, qui étonnerez-vous ? si vous vous taisez, qui le remarquera ? Où est la dignité, si rien n’est à sa place ? Quelles difficultés a-t-on à vaincre, s’il n’existe aucune barrière ? mais aussi quels monuments peut-on fonder, si l’on n’a point de base ? On peut parcourir en tout sens l’injure et l’éloge, sans faire naître l’enthousiasme ni la haine. On ne sait plus ce qui doit fixer l’appréciation des hommes ; les calomnies commandées par l’esprit de parti, les louanges inspirées par la terreur ont tout révoqué en doute, et la parole errante frappe l’air sans but et sans effet.
Quand Cicéron voulut défendre Murena contre l’autorité de Caton, il fut éloquent, parce qu’il sut à la fois honorer et combattre la réputation d’un homme tel que Caton. Mais dans nos assemblées, où toutes les invectives étaient admises contre tous les caractères, qui aurait saisi la nuance délicate des expressions de Cicéron ? à qui viendrait-il dans l’esprit de s’imposer une contrainte inutile, puisque personne n’en comprendrait le motif et n’en recevrait l’impression ? Une voix de Stentor criant à la tribune : Caton est un contre-révolutionnaire, un stipendié de nos ennemis ; et je demande que la mort de ce grand coupable satisfasse enfin la justice nationale, ferait oublier l’éloquence de Cicéron.
Dans un pays où l’on anéantit tout l’ascendant des idées morales, la crainte de la mort peut seule remuer les âmes. La parole conserve encore la puissance d’une arme meurtrière ; mais elle n’a plus de force intellectuelle. On s’en détourne, on en a peur comme d’un danger, mais non comme d’une insulte ; elle n’atteint plus la réputation de personne. Cette foule d’écrivains calomniateurs émoussent jusqu’au ressentiment qu’ils inspirent ; ils ôtent successivement à tous les mots dont ils se servent, leur puissance naturelle. Une âme délicate éprouve une sorte de dégoût pour la langue dont les expressions se trouvent dans les écrits de pareils hommes. Le mépris des convenances prive l’éloquence de tous les effets qui tiennent à la sagesse de l’esprit et à la connaissance des hommes, et le raisonnement ne peut exercer aucun empire dans un pays où l’on dédaigne jusqu’à l’apparence même du respect pour la vérité.
À plusieurs époques de notre révolution, les sophismes les plus révoltants remplissaient seuls de certains discours ; les phrases de parti, que répétaient à l’envi les orateurs, fatiguaient les oreilles et flétrissaient les cœurs. Il n’y a de variété que dans la nature ; les sentiments vrais inspirent seuls des idées neuves. Quel effet pouvaient produire cette violence monotone, ces termes si forts, qui laissaient l’âme si froide ? Il est temps de vous révéler la vérité tout entière. La nation était ensevelie dans un sommeil pire que la mort : mais la représentation nationale était là. Le peuple est debout, etc. Ou dans un autre sens : Le temps des abstractions est passé ; l’ordre social est raffermi sur ses bases, etc. Je m’arrête ; car cette imitation deviendrait aussi fatigante que la réalité même : mais on pourrait extraire des adresses, des journaux et des discours, des pages nombreuses, dans lesquelles on verrait la parole marcher sans la pensée, sans le sentiment, sans la vérité, comme une espèce de litanie, comme si l’on exorcisait avec des phrases convenues l’éloquence et la raison.
Quel talent pouvait s’élever à travers tant de mots absurdes, insignifiants, exagérés ou faux, ampoulés ou grossiers ? Comment arriver à l’âme endurcie contre les paroles par tant d’expressions mensongères ? Comment convaincre la raison fatiguée par l’erreur, et devenue soupçonneuse par les sophismes ? Les individus des mêmes partis, liés entre eux par des intérêts d’une importante solidarité, se sont accoutumés en France à ne regarder les discours que comme le mot d’ordre qui doit rallier des soldats servant dans la même cause.
L’esprit serait moins faussé, l’éloquence ne serait point perdue, si l’on s’était contenté de commander, dans les délibérations comme à la guerre, par le simple signe de la volonté. Mais en France, la force, en recourant à la terreur, a voulu cependant y joindre encore une espèce d’argumentation ; et la vanité de l’esprit s’unissant à la véhémence du caractère, s’est empressée de justifier par des discours les doctrines les plus absurdes et les actions les plus injustes. À qui ces discours étaient-ils destinés ? Ce n’était pas aux victimes ; il était difficile de les convaincre de l’utilité de leur malheur : ce n’était pas aux tyrans ; ils ne se décidaient par aucun des arguments dont ils se servaient eux-mêmes : ce n’était pas à la postérité ; son inflexible jugement est celui de la nature des choses. Mais on voulait s’aider du fanatisme politique, et mêler dans quelques têtes ce que certains principes ont de vrai, avec les conséquences iniques et féroces que les passions savaient en tirer. Ainsi l’on créait un despotisme raisonneur mortellement fatal à l’empire des lumières.
Le son pur de la vérité qui fait éprouver à l’âme un sentiment si doux et si exalté, ces expressions justes et nobles d’un cœur content de lui, d’un esprit de bonne foi, d’un caractère sans reproches, on ne savait à quels hommes, à quelles opinions les adresser, sous quelle voûte les faire entendre ; et la fierté, naturelle à la franchise, portait au silence bien plutôt qu’à d’inutiles efforts.
La première des vérités, la morale, est aussi la source la plus féconde de l’éloquence ; mais lorsqu’une philosophie licencieuse se plaît à tout rabaisser pour tout confondre, quelle vertu votre voix peut-elle encore honorer ? Que rendrez-vous éclatant dans ces ténèbres ? que ferez-vous sortir de cette poussière ? comment donnerez-vous de l’enthousiasme aux hommes qui ne craignent ni n’espèrent rien de la renommée, et ne reconnaissent plus entre eux les mêmes principes pour juges des mêmes actions.
La morale est inépuisable en sentiments, en idées heureuses pour l’homme de génie qui sait s’en pénétrer ; c’est avec cet appui qu’il se sent fort, et s’abandonne sans crainte à son inspiration. Ce que les anciens appelaient l’esprit divin, c’était sans doute la conscience de la vertu dans l’âme du juste, la puissance de la vérité réunie à l’éloquence du talent. Mais, de nos jours, tant d’hommes craignaient de se livrer à la morale, de peur de la trouver accusatrice de leur propre vie ! tant d’hommes n’admettaient aucune idée générale avant de l’avoir comparée avec leurs actions et leurs intérêts particuliers ! D’autres sans inquiétudes sur eux-mêmes, mais ne voulant point blesser les souvenirs de quelques-uns de leurs auditeurs, n’osaient parler avec enthousiasme de la justice et de l’équité ; ils essayaient de présenter la morale avec détour, de lui donner la forme de l’utilité politique, de voiler les principes, de transiger à la fois avec l’orgueil et les remords qui s’avertissent mutuellement de leurs irritables intérêts.
Le crime pouvait troubler le jugement, dérouter la raison à force de véhémence ; mais la vertu n’osait se développer tout entière : elle voulait convaincre, et craignait d’offenser. On ne peut être éloquent, dès qu’il faut s’abstenir de la vérité.
Les barrières imposées par des convenances respectables servent, comme je l’ai dit, aux succès mêmes de l’éloquence ; mais lorsque, par condescendance pour l’injustice ou l’égoïsme, l’on est obligé de réprimer les mouvements d’une âme élevée, lorsque ce sont non seulement les faits et leur application qu’il faut éviter, mais jusqu’aux considérations générales qui pourraient offrir à la pensée tout l’ensemble des idées vraies, toute l’énergie des sentiments honnêtes, aucun homme soumis à de telles contraintes ne peut être éloquent, et l’orateur encore estimable, qui doit parler dans de telles circonstances, choisira naturellement les phrases usées, celles sur lesquelles l’expérience des passions a été déjà faite, celles qui, reconnues inoffensives, passent à travers toutes les fureurs sans les exciter.
Les factions servent au développement de l’éloquence, tant que les factieux ont besoin de l’opinion des hommes impartiaux, tant qu’ils se disputent entre eux l’assentiment volontaire de la nation ; mais quand les mouvements politiques sont arrivés à ce terme où la force seule décide entre les partis, ce qu’ils y adjoignent de moyens de parole, de ressources de discussion, perd l’éloquence et dégrade l’esprit au lieu de le développer. Parler dans le sens du pouvoir injuste, c’est s’imposer la servitude la plus détaillée. Il faut soutenir chaque absurdité dont est formée la longue chaîne qui conduit à la résolution coupable ; et le caractère resterait, s’il est possible, plus intact encore après des actions blâmables que la colère aurait inspirées, qu’après ces discours dans lesquels la bassesse ou la cruauté se distillent goutte à goutte avec une sorte d’art que l’on s’efforce de rendre ingénieux.
Quelle honte cependant que de montrer de l’esprit à l’appui des actes de rigueur ou de servitude ! quelle honte d’avoir encore de l’amour-propre quand on n’a plus de fierté ! de penser à ses succès quand on sacrifie le bonheur des autres ! de mettre enfin au service du pouvoir injuste cette sorte de talent sans conscience, qui prête aux hommes puissants les idées et les expressions comme des satellites de la force, chargés de faire faire place en avant de l’autorité !
Personne ne contestera que l’éloquence ne soit tout à fait dénaturée en France depuis plusieurs années ; mais beaucoup affirmeront qu’il est impossible qu’elle renaisse et se perfectionne. D’autres prétendront que le talent oratoire est nuisible au repos, à la liberté même d’un pays. Ce sont ces deux erreurs que je crois utile de réfuter.
Dans quel espoir désirez-vous, pourrait-on me dire, que des hommes éloquents se fassent entendre ? L’éloquence ne peut se composer que d’idées morales et de sentiments vertueux : et dans quels cœurs retentiraient maintenant des paroles généreuses ? Après dix ans de révolution, qui s’émeut encore pour la vertu, la délicatesse, ou même la bonté ? Cicéron, Démosthène, les plus grands orateurs de l’antiquité, s’ils existaient de nos jours, pourraient-ils agiter l’imperturbable sang-froid du vice ? feraient-ils baisser ces regards que la présence d’un honnête homme ne trouble plus ? Dites à ces tranquilles possesseurs des jouissances de la vie que leurs intérêts sont menacés, et vous inquiéterez leur âme impassible ; mais que leur apprendrait l’éloquence ? Elle invoquerait contre eux le mépris de la vertu : eh ! depuis longtemps ne savent-ils pas que chacun de leurs jours en est couvert ? Vous adresserez-vous aux hommes avides d’acquérir de la fortune, nouveaux qu’ils sont aux habitudes comme aux jouissances qu’elle permet ? Si vous leur inspiriez un instant de nobles desseins, le courage leur manquerait pour les accomplir. N’ont-ils pas à rougir de leur déplorable vie ? Il est sans force, l’homme à qui l’on peut reprocher des bassesses : ne craint-il pas toutes les voix qui peuvent l’accuser ? Ne craint-il pas la justice, la liberté, la morale, tout ce qui rend à l’opinion sa force et à la vérité son rang ? Voulez-vous du moins faire entendre aux caractères haineux quelques paroles de bienveillance : vous serez également repoussé. Si vous parlez au nom de la puissance, ils vous écouteront avec respect, quel que soit votre langage ; mais si vous réclamez pour le faible, si votre nature généreuse vous fait préférer la cause délaissée par la faveur et recueillie par l’humanité, vous n’exciterez que le ressentiment de la faction dominante. Vous vivez dans un temps où l’on est indigné contre le malheur, irrité contre l’opprimé, où la colère s’enflamme à l’aspect du vaincu, où l’on s’attendrit, où l’on s’exalte pour le pouvoir, dès qu’on entre en partage avec lui.
Que fera l’éloquence au milieu de tels sentiments, l’éloquence à laquelle il faut, pour être touchante et sublime, un péril à braver, un malheureux à défendre, et la gloire pour prix du courage ? En appellera-t-elle à la nation ? Hélas ! cette nation malheureuse n’a-t-elle pas entendu prodiguer les noms de toutes les vertus pour défendre tous les crimes ? Pourra-t-elle encore reconnaître l’accent de la vérité ? Les meilleurs citoyens reposent dans la tombe, et la multitude qui reste ne vit plus ni pour l’enthousiasme, ni pour la gloire, ni pour la morale ; elle vit pour le repos que troubleraient presque également et les fureurs du crime, et les généreux élans de la vertu.
Ces objections pourraient décourager pendant quelque temps mon espérance ; néanmoins il me paraît impossible que tout ce qui est bien en soi n’acquière pas à la fin un grand ascendant, et je crois toujours que ce sont les orateurs ou les écrivains qu’il faut accuser, lorsque des discours prononcés au milieu d’un très grand nombre d’hommes, ou des livres qui ont le public entier pour juge, ne produisent aucun effet.
Sans doute quand vous vous adressez à quelques individus réunis par le lien d’un intérêt commun, ou d’une crainte commune, aucun talent ne peut agir sur eux ; ils ont depuis longtemps tari dans leurs cœurs la source naturelle qui peut sortir du rocher même à la voix d’un prophète divin ; mais quand vous êtes entourés d’une multitude qui contient tous les éléments divers, les hommes impartiaux, les hommes sensibles, les hommes faibles qui se rassurent à côté des hommes forts ; si vous parlez à la nature humaine, elle vous répondra ; si vous savez donner cette commotion électrique dont l’être moral contient aussi le principe, ne craignez plus ni le sang-froid de l’insouciant, ni la moquerie du perfide, ni le calcul de l’égoïste, ni l’amour-propre de l’envieux ; toute cette multitude est à vous. Échappe-t-elle aux beautés de l’art tragique, aux sons divins d’une musique céleste, à l’enthousiasme des chants guerriers ? pourquoi donc se refuserait-elle à l’éloquence ? L’âme a besoin d’exaltation ; saisissez ce penchant, enflammez ce désir, et vous enlèverez l’opinion.
Quand on se rappelle les visages froids et composés que l’on rencontre dans le monde, j’en conviens, on croit impossible de remuer les cœurs ; mais la plupart des hommes connus sont engagés par leurs actions passées, par leurs intérêts, par leurs relations politiques. Jetez les yeux sur une foule nombreuse ; combien de fois ne vous arrive-t-il pas de rencontrer des traits dont l’expression amie, dont la douceur, dont la bonté vous présagent une âme encore ignorée, qui entendrait la vôtre, et céderait à vos sentiments ! Eh bien ! cette foule vous représente la véritable nation. Oubliez ce que vous savez, ce que vous redoutez de tels ou tels hommes ; livrez-vous à vos pensées, à vos émotions ; voguez à pleines voiles, et malgré tous les écueils, tous les obstacles, vous arriverez ; vous entraînerez avec vous toutes les affections libres, tous les esprits qui n’ont reçu ni l’empreinte d’aucun joug, ni le prix de la servitude.
Mais par quels moyens peut-on se flatter de perfectionner l’éloquence, s’il est vrai que l’on puisse encore en espérer quelques succès ? L’éloquence appartenant plus aux sentiments qu’aux idées, paraît moins susceptible que la philosophie de progrès indéfinis. Cependant, comme les pensées nouvelles développent de nouveaux sentiments, les progrès de la philosophie doivent fournir à l’éloquence de nouveaux moyens.
Les idées intermédiaires peuvent être tracées d’une manière plus rapide, lorsque l’enchaînement d’un très grand nombre de vérités est généralement connu ; l’intervalle des morceaux de mouvement peut être rempli par des raisonnements forts, l’esprit peut être constamment soutenu dans la région des pensées hautes ; et l’on peut l’intéresser par des réflexions morales, universellement comprises, sans être devenues communes. Ce qui est sublime dans quelques discours anciens, ce sont les mots que l’on ne peut ni prévoir, ni oublier, et qui laissent trace dans les siècles, comme de belles actions. Mais si la méthode et la précision du raisonnement, le style, les idées accessoires sont susceptibles de perfectionnement, les discours des modernes peuvent acquérir, par leur ensemble, une grande supériorité sur les modèles de l’antiquité ; et ce qui appartient à l’imagination même produirait nécessairement plus d’effet, si rien n’affaiblissait cet effet, si tout servait au contraire à l’accroître.
Dans ce qui caractérise l’éloquence, le mouvement qui l’inspire, le génie qui la développe, il faut une grande indépendance, au moins momentanée, de tout ce qui nous environne ; il faut s’élever au-dessus du danger, s’il existe, au-dessus de l’opinion que l’on attaque, des hommes que l’on combat, de tout, hors sa conscience et la postérité. Les pensées philosophiques vous placent naturellement à cette élévation où l’expression de la vérité devient si facile, où l’image, où la parole énergique qui peut la peindre se présentent aisément à l’esprit animé du feu le plus pur.
Cette élévation n’ôte rien à la vivacité des sentiments, à cette ardeur si nécessaire à l’éloquence, à cette ardeur qui seule lui donne un accent, une énergie irrésistibles, un caractère de domination que les hommes reconnaissent souvent malgré eux, que souvent ils contestent, mais dont ils ne peuvent jamais se défendre.
Si vous supposez un homme que la réflexion ait rendu tout à fait insensible aux événements qui l’environnent, un caractère semblable à celui d’Épictète ; son style, s’il écrit, ne sera point éloquent : mais lorsque l’esprit philosophique règne dans la classe éclairée de la société, il s’unit aux passions les plus véhémentes ; ce n’est pas le résultat du travail de chaque homme sur lui-même ; c’est une opinion établie dès l’enfance, une opinion qui, se mêlant à tous les sentiments de la nature, agrandit les idées sans refroidir les âmes. Un très petit nombre d’hommes se vouait, chez les anciens, à cette morale stoïcienne qui réprimait tous les mouvements du cœur : la philosophie des modernes, quoiqu’elle agisse plus sur l’esprit que sur le caractère, n’est qu’une manière de considérer tous les objets de la vie. Cette manière de voir étant adoptée par les hommes éclairés, influe sur la teinte générale des idées, mais ne triomphe pas des affections ; elle ne parvient à détruire ni l’amour, ni l’ambition, ni aucun de ces intérêts instantanés dont l’imagination des hommes ne cesse point de s’occuper, alors même que leur raison en est détrompée : mais cette philosophie purement méditative jette dans la peinture des passions un caractère de mélancolie qui donne à leur langage un nouveau degré de profondeur et d’éloquence.
Ce sentiment de mélancolie que chaque siècle doit développer de plus en plus dans le cœur humain, peut donner à l’éloquence un très grand caractère. L’homme le plus ardent pour ce qu’il souhaite, lorsqu’il est doué d’un génie supérieur, se sent au-dessus du but quelconque qu’il poursuit ; et cette idée vague et sombre revêt les expressions d’une couleur qui peut être à la fois imposante et sensible.
Mais si les vérités morales parviennent un jour à la démonstration, et que la langue qui doit les exprimer arrive presque à la précision mathématique, que deviendra l’éloquence ? Tout ce qui tient à la vertu dérivant d’une autre source, ayant un autre principe que le raisonnement, l’éloquence régnera toujours dans l’empire qu’elle doit posséder. Elle ne s’exercera plus sur tout ce qui a rapport aux sciences politiques et métaphysiques, sur toutes les idées abstraites de quelque nature qu’elles soient ; mais elle n’en sera que plus honorée : car on ne pourra plus la présenter comme dangereuse, si elle se concentre dans son foyer naturel, dans la puissance des sentiments sur notre âme.
Il s’établit depuis quelque temps un système absurde relativement à l’éloquence. Frappé de tous les abus qu’on a faits de la parole depuis la révolution, l’on déclame contre l’éloquence ; l’on veut nous prémunir contre ce danger qui, certes, n’est pas encore imminent ; et comme si la nation française était condamnée à parcourir sans cesse tout le cercle des idées fausses, parce que des hommes ont soutenu violemment et souvent même grossièrement de très injustes causes, on ne veut plus que des esprits droits appellent les sentiments au secours des idées justes.
Je crois, au contraire, qu’on pourrait soutenir que tout ce qui est éloquent est vrai ; c’est-à-dire que dans un plaidoyer en faveur d’une mauvaise cause, ce qui est faux, c’est le raisonnement ; mais que l’éloquence proprement dite est toujours fondée sur une vérité : il est facile ensuite de dévier dans l’application, ou dans les conséquences de cette vérité ; mais c’est alors dans le raisonnement que consiste l’erreur. L’éloquence ayant toujours besoin du mouvement de l’âme, ne s’adresse qu’aux sentiments des hommes, et les sentiments de la multitude sont toujours pour la vertu. Il est souvent arrivé de séduire un individu, en lui parlant seul, par des motifs malhonnêtes ; mais l’homme, en présence des hommes, ne cède qu’à ce qu’il peut avouer sans rougir.
Le fanatisme de la religion ou de la politique a fait commettre d’horribles excès, en remuant les assemblées par des paroles incendiaires ; mais c’était la fausseté du raisonnement, et non le mouvement de l’âme, qui rendait ces paroles funestes.
Ce qui est éloquent dans le fanatisme de la religion, ce sont les sentiments qui conseillent le sacrifice de soi-même pour ce qui est bien, pour ce qui peut plaire à l’être bienfaisant, protecteur de cet univers ; mais ce qui est faux, c’est le raisonnement qui vous persuade qu’il est bien d’assassiner ceux qui diffèrent de vos opinions, et qu’une intelligence d’une vertu suprême exige de tels attentats.
Ce qui est vrai dans le fanatisme politique, c’est l’amour de son pays, de la liberté, de la justice, égale pour tous les hommes, comme la Providence éternelle ; mais ce qui est faux, c’est le raisonnement qui justifie tous les crimes pour arriver au but que l’on croit utile.
Examinez tous les sujets de discussion parmi les hommes, tous les discours célèbres qui ont fait partie de ces discussions, et vous verrez que l’éloquence se fondait toujours sur ce qu’il y avait de vrai dans la question, et que le raisonnement seul la dénaturait, parce que le sentiment ne peut errer en lui-même, et que les conséquences que l’argumentation tire du sentiment sont les seules erreurs possibles. Ces erreurs subsisteront tant que la langue de la logique ne sera pas fixée de la manière la plus positive, et mise à la portée du plus grand nombre.
Il est encore, je le sais, beaucoup d’arguments qu’on pourrait essayer de diriger contre l’éloquence. Néanmoins il en est d’elle comme de tous les biens que permet notre destinée : ils ont tous des inconvénients, que l’on fait ressortir seuls, si le vent de la faction souffle dans ce sens ; mais en se livrant ainsi à l’examen des choses, quel don de la nature paraîtrait exempt de maux ? L’imperfection humaine laisse toujours un côté sans défense ; et la raison n’a d’autre usage que de nous décider pour la majorité des avantages contre telle ou telle objection partielle.
Le raisonnement, dans ses formes didactiques, ne suffit point pour défendre la liberté dans toutes les circonstances ; lorsqu’il faut braver un danger quelconque pour prendre une résolution généreuse, l’éloquence est seule assez puissante pour donner l’impulsion nécessaire dans les grands périls. Un très petit nombre de caractères vraiment distingués pourrait se décider dans le calme de la retraite par le seul sentiment de la vertu ; mais lorsqu’il faut du courage pour accomplir un devoir, la plupart des hommes, même bons, ne se confient en leurs forces que quand leur âme est émue, et n’oublient leurs intérêts que quand leur sang est agité. L’éloquence tient lieu de la musique guerrière ; elle précipite les âmes contre le danger. Les assemblées ont alors le courage et les vertus de l’homme le plus distingué qui soit dans leur sein. Ce n’est que par l’éloquence que les vertus d’un seul deviennent communes à tous ceux qui l’entourent. Si vous interdisiez l’éloquence, une réunion d’hommes serait toujours conduite par les sentiments les plus vulgaires ; car dans l’état habituel, ces sentiments sont ceux du plus grand nombre, et c’est au talent de la parole que l’on a dû toutes les résolutions nobles et intrépides que les hommes rassemblés ont jamais adoptées.
Si vous interdisiez l’éloquence, vous détruiriez la gloire ; il faut que l’on puisse s’abandonner à l’expression de l’enthousiasme pour faire naître ce sentiment dans les autres ; il faut que tout soit libre pour que la louange le soit, pour qu’elle ait ce caractère qui commande à la raison et à la postérité.
Enfin, quand on persisterait à croire l’éloquence dangereuse, que l’on réfléchisse un moment sur tout ce qu’il faut faire pour l’étouffer, et l’on verra qu’il en est d’elle comme des lumières, comme de la liberté, comme de tous les grands développements de l’esprit humain. Il se peut que des malheurs soient attachés à ces avantages ; mais pour se préserver de ces malheurs, il faut anéantir tout ce qu’il y a d’utile, de grand et de généreux dans l’exercice des facultés morales. C’est la dernière pensée que je me propose de développer en terminant cet ouvrage.