(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre VI. De la philosophie » pp. 513-542
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre VI. De la philosophie » pp. 513-542

Chapitre VI.
De la philosophie

Il ne faut point se lasser de le dire : la philosophie ne doit être considérée que comme la recherche de la vérité par le secours de la raison ; et sous ce rapport, le seul qu’indique le sens primitif de ce mot, la philosophie ne peut avoir pour antagonistes que ceux qui admettent ou des contradictions dans les idées ou des causes surnaturelles dans les faits. L’on pourrait dire avec justesse, qu’il n’existe que deux manières d’appuyer ses raisonnements sur les objets au dehors de nous, la philosophie ou les miracles. Or, personne, de nos jours, ne se flattant d’être éclairé par les miracles, je n’entends pas ce qu’on peut mettre à la place de la philosophie : la raison, dira-t-on ? Mais la philosophie n’est autre chose que la raison généralisée. On a l’art d’exciter une dispute sur deux propositions identiques, et l’on croit avoir deux idées, parce qu’en se servant d’un langage équivoque on fait paraître les objets doubles. Les idées religieuses ne sont point contraires à la philosophie, puisqu’elles sont d’accord avec la raison ; le maintien des principes qui font la base de l’ordre social ne peut être contraire à la philosophie, puisque ces principes sont d’accord avec la raison ; mais les défenseurs des préjugés, c’est-à-dire, des droits injustes, des doctrines superstitieuses, des privilèges oppressifs, essaient de faire naître une opposition apparente entre la raison et la philosophie, afin de pouvoir soutenir qu’il existe des raisonnements qui interdisent le raisonnement, des vérités auxquelles il faut croire sans les approfondir, des principes qu’il faut admettre en se gardant de les analyser, enfin une sorte d’exercice de la pensée qui doit servir uniquement à convaincre de l’inutilité de la pensée. Je ne concevrai jamais, je l’avoue, par quel procédé de l’esprit l’on peut arriver à donner à la moitié de ses facultés le droit de proscrire l’autre : et si l’organisation morale pouvait se peindre aux yeux par des images sensibles, je croirais devoir représenter l’homme employant toutes ses forces sous la direction de ses regards et de son jugement, plutôt que se servant d’un de ses bras pour enchaîner l’autre. La Providence ne nous a donné aucune faculté morale dont il nous soit interdit de faire usage ; et plus notre esprit a de lumières, plus il pénètre dans l’essence des choses, du moins si nous avons soumis ces lumières à la méthode qui les réunit et les dirige : cette méthode n’est elle-même que le résultat de l’ensemble des connaissances et des réflexions humaines : c’est à l’étude des sciences physiques que l’on doit cette rectitude de discussion et d’analyse qui donne la certitude d’arriver à la vérité lorsqu’on le désire sincèrement ; c’est donc en appliquant, autant qu’il est possible, la philosophie des sciences positives à la philosophie des idées intellectuelles, que l’on pourra faire d’utiles progrès dans cette carrière morale et politique dont les passions ne cessent d’obstruer la route.

Nous possédons dans les sciences, et particulièrement dans les mathématiques, les plus grands hommes de l’Europe. Nos troubles civils, loin de décourager l’émulation dans cette carrière, ont inspiré le désir de s’y réfugier. Inestimable avantage de l’époque où nous nous trouvons ! Lorsque les passions intestines mettent le désordre dans toutes les idées morales, il reste encore des vérités dont la route est connue et la méthode fixée. Les penseurs, repoussés de toutes parts par la folie de l’esprit de parti, s’attachent à ces études ; et comme la puissance de la raison est toujours la même, à quelque objet qu’elle s’applique, l’esprit humain qui serait peut-être menacé d’une longue décadence, s’il n’avait eu que les querelles des factions pour aliment, l’esprit humain se conserve par les sciences exactes, jusqu’à ce que l’on puisse appliquer de nouveau la force de la pensée aux objets qui intéressent la gloire et le bonheur des sociétés.

Les erreurs de tout genre, en politique et en morale, ne peuvent à la longue subsister à côté de cette masse imposante de connaissances et de découvertes qui, dans l’ordre physique, porte partout la lumière. Les superstitions et les préjugés, les abstractions fausses et les principes inapplicables, finiront par s’anéantir devant cette raison calme et positive qui ne se mêle point, il est vrai, des intérêts du monde moral, mais enseigne à tous les hommes comment il faut procéder à la recherche de la vérité.

En examinant l’état actuel des lumières, l’on reconnaît aisément que nos véritables richesses ce sont les sciences. J’ai montré comment, en littérature, le goût a dû s’altérer ; et dans la politique, les événements ayant devancé les idées, les idées rétrogradent par-delà leur point de départ. C’est un effet naturel des institutions précipitées, qui ne sont pas le résultat de l’instruction, et par conséquent du désir général.

Si l’imagination, justement frappée des crimes dont nous avons été témoins, les attribue à quelques causes abstraites, ou devient passionné contre des principes, comme on pourrait l’être contre des individus ; et cette vaste prévention, dont un principe peut être l’objet, s’étend à toutes les pensées qui en dépendent par les rapports les plus éloignés. Si l’on jugeait à ces signes de l’état des lumières, on croirait l’esprit humain reculé de plus d’un siècle en dix années ; mais la nature des arguments dont on se sert en faveur des préjugés mêmes, est une preuve incontestable des progrès qu’a faits la raison.

Pour justifier tous les genres de servitude vers lesquels divers sentiments peuvent rappeler, l’on a recours du moins à des idées générales, à des motifs tirés du bonheur des nations, à des raisonnements que l’on fonde sur la volonté des peuples. Quand l’esprit a pris une fois cette marche, soit que momentanément il avance ou rétrograde, ses progrès futurs sont assurés ; il se sert de l’analyse ; il ne saurait longtemps défendre l’erreur. Dans la période où nous nous trouvons, nous n’avons pas encore conquis la connaissance des vérités politiques et morales ; mais presque tous les partis, même les plus opposés, reconnaissent le raisonnement pour base de leurs discussions, et l’utilité publique comme le seul droit et le seul but des institutions sociales.

Lorsque la génération qui a si cruellement souffert fera place à une génération qui ne cherchera plus à se venger des hommes sur les idées, il est impossible que l’esprit humain ne recommence pas à parcourir sa carrière philosophique. Considérons donc quelle sera cette carrière, seul avenir qui soutienne encore la pensée prête à s’abîmer dans la douloureuse contemplation du passé.

Il y avait dans la philosophie des anciens plus d’imagination et moins de méthode que dans la philosophie des modernes. Celle des anciens s’emparait plus vivement de l’âme ; mais elle pouvait l’égarer beaucoup plus facilement par l’esprit de système, et elle était bien moins susceptible de progrès certains et positifs.

L’analyse n’avait point encore établi un enchaînement de principes depuis l’origine des idées métaphysiques jusqu’à leur terme indéfini. Locke et Condillac ont beaucoup moins d’imagination que Platon ; mais ils sont entrés dans la route de la démonstration géométrique ; et cette méthode présente seule des progrès réguliers et sans bornes.

En parlant du style, j’examinerai s’il n’est pas possible, s’il n’est pas même nécessaire à la marche ultérieure de la raison de faire concorder ce qui frappe l’imagination et ce qui persuade l’entendement. Il s’agit seulement ici de considérer l’application possible et les résultats vraisemblables de la philosophie, comme science.

Descartes a trouvé une manière de faire servir l’algèbre à la solution des problèmes de la géométrie. Si l’on pouvait découvrir un jour dans le calcul des probabilités, une méthode qui pût convenir aux objets purement moraux, ce serait faire un pas immense dans la carrière de la raison. L’on est déjà parvenu, sous quelques rapports, à appliquer avec succès la méthode des mathématiques à la métaphysique de l’entendement humain. L’on a employé les formes de la démonstration pour expliquer la théorie des facultés intellectuelles ; c’est une conquête pour l’esprit philosophique. Si l’on suivait la même route dans les sciences morales, cette conquête aurait encore des effets bien plus utiles. Si les questions de politique, par exemple, pouvaient jamais arriver à un degré d’évidence tel que la grande majorité des hommes y donnât son assentiment comme aux vérités de calcul, combien le bonheur et le repos du genre humain n’y gagneraient-ils pas ?

Sans doute il sera difficile de soumettre au calcul, même à celui des probabilités, ce qui tient aux combinaisons morales. Dans les sciences exactes, toutes les bases sont invariables ; dans les idées morales, tout dépend des circonstances : l’on ne peut se décider que par une multitude de considérations, parmi lesquelles il en est de si fugitives qu’elles échappent souvent même à la parole, à plus forte raison au calcul. Néanmoins M. de Condorcet, dans son ouvrage sur les probabilités, a très bien fait sentir comment il serait possible de connaître à l’avance, avec une presque certitude, quelle serait l’opinion d’une assemblée sur un sujet quelconque. Le calcul des probabilités, quand il s’applique à un très grand nombre de chances, présente un résultat moralement infaillible ; il sert de guide à tous les joueurs, quoique son objet, dans ce cas, paraisse livré à tous les caprices du hasard. Il pourrait de même avoir son application relativement à la multitude de faits dont se composent les sciences politiques.

La table des morts et des naissances présente des résultats certains et invariables, aussi longtemps que subsiste l’ordre régulier des circonstances habituelles ; le nombre des divorces qui auront lieu chaque année, le nombre des vols et des meurtres qui se commettront dans un pays de telle population, et de telle situation religieuse et politique, ce nombre peut se calculer d’une manière précise ; et ces événements qui dépendent cependant du concours journalier de toutes les passions humaines, ces événements arrivent aussi exactement que ceux qui sont uniquement soumis aux lois physiques de la nature.

En prenant la moyenne proportionnelle de dix années, l’on sait, à Berne, que tous les ans il se fait tant de divorces ; à Rome, que tous les ans il se commet tant d’assassinats ; et l’on ne se trompe point dans ce calcul. S’il en est ainsi, n’est-il donc pas possible de prouver que les combinaisons de l’ordre moral sont aussi régulières que les combinaisons de l’ordre physique, et de fonder des calculs positifs d’après ces combinaisons ?

Il faut que ces calculs aient pour base l’uniformité constante de la masse, et non pas la diversité de chaque exemple : un à un, tout diffère dans l’ordre moral ; mais si vous admettez cent mille chances, si vous calculez d’après cent mille hommes pris au hasard, vous saurez, par une approximation juste, quelle est dans ce nombre la proportion des hommes éclairés, des hommes faibles, des scélérats et des esprits distingués. Vous le saurez encore plus exactement, si vous faites entrer dans vos combinaisons la force des intérêts de chaque classe, comme en physique, l’impulsion que donne telle pente au mouvement. En joignant à ce calcul la connaissance éprouvée des effets de telle ou telle institution, l’on pourrait fonder les pouvoirs politiques sur des bases à peu près certaines, mesurer la résistance qu’ils doivent rencontrer, et les balancer entre eux, d’après leur action réelle, et l’influence des obstacles sur cette action.

Pourquoi ne parviendrait-on pas un jour à dresser des tables qui contiendraient la solution de toutes les questions politiques, d’après les connaissances de statistique, d’après les faits positifs que l’on recueillerait sur chaque pays ? L’on dirait : — pour administrer telle population, il faut exiger tel sacrifice de la liberté individuelle : — donc telles lois, tel gouvernement conviennent à tel empire. — Pour telle richesse, telle étendue de pays, il faut tel degré de force dans le pouvoir exécutif : — donc telle autorité est nécessaire dans telle contrée, et tyrannique dans telle autre. — Tel équilibre est nécessaire entre les pouvoirs, pour qu’ils puissent se défendre mutuellement : — donc telle constitution ne peut se maintenir, et telle autre est nécessairement despotique. — On pourrait prolonger ces exemples ; mais comme la véritable difficulté de cette idée n’est pas de la concevoir abstraitement, mais de l’appliquer avec précision, il suffit de l’indiquer.

L’on a eu tort de blâmer nos publicistes, lorsqu’ils ont voulu appliquer le calcul à la politique ; l’on a eu tort de leur reprocher d’avoir tenté de généraliser les causes : mais on a souvent eu raison de les accuser de n’avoir pas assez observé les faits qui peuvent seuls conduire à la découverte des causes.

C’est une science à créer que la politique. L’on n’aperçoit encore que dans un lointain obscur cette combinaison de l’expérience et des principes, qui amènerait des résultats tellement positifs, qu’on pourrait parvenir à soumettre tous les problèmes des sciences morales à l’enchaînement, à la conséquence, à l’évidence pour ainsi dire mathématique. Les éléments de la science ne sont point fixés. Ce que nous appelons des idées générales, ne sont que des faits particuliers, et ne présentent qu’un côté d’une question, sans en laisser voir l’ensemble. Ainsi donc chaque fait nouveau nous imprime une impulsion nouvelle et désordonnée.

Une année, toutes les déclamations sont contre la puissance exécutive ; une autre, contre les assemblées législatives ; une année, contre la liberté de la presse ; une autre, contre son asservissement. Aussi longtemps qu’existera ce désordre, des circonstances favorables, des hasards heureux pourront établir, dans quelques pays, des institutions conformes à la raison ; mais les principes généraux de la politique n’y seront pas fixés, l’application de ces principes aux différentes modifications de l’état social n’y sera pas assurée.

C’est ainsi qu’en Amérique beaucoup de problèmes politiques paraissent résolus ; car les citoyens y vivent heureux et libres. Mais ce favorable hasard tient à des circonstances particulières, et ne préjuge en rien, ni quels sont les principes invariables en eux-mêmes, ni de quelle application ils sont susceptibles dans d’autres pays.

On peut encore moins présenter comme une preuve des progrès de l’esprit humain en politique, la longue durée et la stabilité presque indestructible de quelques gouvernements de l’Europe, qui, se soutenant par leur puissance et maintenant chez eux la paix et le calme, garantissent aux hommes quelques avantages de l’association. Le despotisme dispense de la science politique, comme la force dispense des lumières, comme l’autorité rend la persuasion superflue ; mais ces moyens ne peuvent être admis lorsqu’on discute les intérêts des hommes. La force est une combinaison du hasard, destructive de tout ce qui tient à la pensée et au raisonnement ; car l’exercice de l’une et de l’autre suppose toujours la liberté.

Le despotisme ne peut donc être l’objet des calculs de l’entendement, l’examine ici les ressources naturelles que l’esprit humain possède pour éviter de s’égarer, tout en avançant dans sa marche ; et non les moyens d’abrutissement et de violence qui ne le préservent des erreurs qu’en arrêtant tous ses progrès.

L’analyse et l’enchaînement des idées dans un ordre mathématique, a cet avantage inappréciable, qu’il éloigne des esprits jusqu’à l’idée même de l’opposition. Tout sujet qui devient susceptible d’évidence, sort du domaine des passions, qui perdent l’espoir de s’en emparer. Déjà dans l’ordre moral, comme dans l’ordre physique, de certaines vérités sont à l’abri de leur empire. Depuis Newton, l’on ne fait plus de système nouveau sur l’origine des couleurs, ni sur les forces qui font mouvoir la terre. Depuis Locke, l’on ne parle plus des idées innées, l’on est convenu que toutes les idées nous viennent des sens. Il est plus difficile de faire reconnaître l’évidence dans les questions politiques ; les passions ont plus d’intérêt à les dénaturer68. Il est cependant de ces questions qui, déjà résolues, n’offrent plus à l’esprit de parti l’espérance d’aucun débat.

L’esclavage, la féodalité, les querelles religieuses elles-mêmes n’exciteront plus aucune guerre ; la lumière est assez généralement répandue sur ces objets, pour qu’il ne reste plus aux hommes véhéments l’espoir de les présenter sous des aspects différents, de former deux partis fondés sur deux manières diverses de juger et de faire voir les mêmes idées. Chaque progrès nouveau dans ce sens met une partie de plus du bonheur social en sûreté.

Les philosophes doivent donc, en politique, se proposer de soumettre à des combinaisons positives tous les faits qui leur sont connus, pour en tirer des résultats certains d’après le nombre et la nature des chances.

Les algébristes ne vous disent pas : Vous allez amener tel dé ; mais ils calculent en combien de coups tel dé doit revenir. Il en serait de même des politiques ; ils ne pourraient pas dire : Telle révolution arrivera tel jour ; mais ils seraient assurés du retour des mêmes circonstances dans un temps donné, si les institutions restaient les mêmes.

Aucun calcul, il est vrai, n’exigerait une plus grande multiplicité de combinaisons différentes. Si une expérience physique peut manquer, parce qu’on ne s’est pas rendu compte d’une légère différence dans les procédés, d’un léger degré de plus ou de moins dans le froid ou la chaleur, quelle étude du cœur humain ne faut-il pas pour déterminer la considération qu’on doit donner au gouvernement, afin qu’il soit obéi sans pouvoir être injuste, et l’action nécessaire aux législateurs pour réunir la nation dans un même esprit, sans entraver l’essor individuel ? De quel coup d’œil exercé n’a-t-on pas besoin pour marquer le point juste où l’autorité exécutive cesse d’être un bien, comme celui où son absence serait un mal ? Il n’est point de problème composé d’un plus grand nombre de termes, il n’en est point où l’erreur soit d’une conséquence plus dangereuse.

Une opinion abstraite qui devient l’objet d’un sentiment fanatique, produit dans l’homme les effets les plus remarquables. Des idées diamétralement opposées les unes aux autres s’établissent dans la même tête, et y existent simultanément. L’esprit admet une à une chaque proposition, sans avoir essayé de les juger ; il crée ensuite des rapports factices dont l’apparente vérité lui plaît et l’exalte ; car l’imagination est saisie par ce qui est abstrait, tout aussi fortement que par les tableaux les plus animés. Le vague des idées sans bornes est singulièrement propre à l’exaltation. 

Les dogmes ou les systèmes métaphysiques une fois adoptés, on en défend tout alors, même l’idée que l’on croit fausse ; et par un singulier effet de la dispute, ce que l’on soutient finit par devenir ce que l’on croit. À force de chercher toujours des raisonnements dans le même sens, on ne voit plus les arguments qui les combattent ; l’irritation d’amour-propre que fait éprouver la contradiction exalte la passion, engage la vanité. Lorsque, après une suite d’actions que votre opinion vous a d’abord inspirées, votre intérêt se trouve intimement uni avec le succès de cette opinion, et que cet intérêt vous engage toujours plus avant, il se passe dans les réflexions intérieures des combats que l’on se nie à soi-même, et que l’on parvient à étouffer.

Les dévots portent le scrupule au fond de leurs pensées les plus intimes ; ils finissent par se faire un crime de ces incertitudes passagères qui traversent quelquefois leur esprit. Il en est de même de tous les fanatismes ; l’imagination a peur du réveil de la raison, comme d’un ennemi étranger qui pourrait venir troubler le bon accord de ses chimères et de ses faiblesses.

Le fanatisme, en politique comme en religion, est agité par ces lueurs de vérité qui apparaissent par intervalle aux croyances les plus fermes. L’on poursuit dans les autres l’incertitude dont on a soi-même la première idée ; et la faculté de croire, bizarre dans sa véhémence, s’irrite de ses propres doutes, au lieu de s’en servir pour examiner de plus près la vérité.

Dans cette disposition de l’esprit humain, il y a des arguments pour tout, dans la langue même du raisonnement. Les opinions les plus absurdes, les maximes les plus détestables entrent dans la tête des hommes, dès qu’on leur a donné la forme d’une idée générale. Les contradictions se concilient par une sorte de logique purement grammaticale, qui, lorsqu’on ne l’analyse pas avec soin, semble revêtue de toute la sévérité du raisonnement.

« La loi, disait Couthon, en proposant celle du 22 prairial, accorde pour défenseurs aux innocents des jurés patriotes ; elle n’en accorde point aux conspirateurs. » N’y a-t-il pas dans cette maxime toutes les parties du discours assez bien coordonnées ? et fut-il jamais possible cependant de réunir en aussi peu de mots autant d’atroces absurdités ? Cet enlacement du discours, qui enchaîne l’esprit le plus droit, et dont la raison la plus forte ne sait comment s’affranchir, est un des plus grands fléaux de la métaphysique imparfaite. Le raisonnement devient alors l’arme du crime et de la sottise, le charlatanisme des formes abstraites s’unit aux fureurs de la persécution, et l’homme combine, par un monstrueux mélange, tout ce que la superstition a de furieux avec tout ce que la philosophie a d’aride.

Il est impossible de ne pas éprouver le besoin d’une doctrine nouvelle, qui porte la lumière dans cet affreux amas de prétextes informes, derrière lesquels se retranche l’esprit faux, ou l’homme vil ou l’homme coupable, comme si la transformation d’erreurs en principes, et de sophismes en conséquences, changeait rien à la fausseté radicale d’une première assertion, et palliait les effets détestables de cette logique de scélératesse.

La philosophie maintenant doit reposer sur deux bases, la morale et le calcul. Mais il est un principe dont il ne faut jamais s’écarter : c’est que toutes les fois que le calcul n’est pas d’accord avec la morale, le calcul est faux, quelque incontestable que paraisse au premier coup d’œil son exactitude.

L’on a dit que, dans la révolution de France, des spéculateurs barbares avaient pris pour bases de leurs sanglantes lois, des calculs mathématiques, dans lesquels ils avaient froidement sacrifié la vie de plusieurs milliers d’individus, à ce qu’ils regardaient comme le bonheur du plus grand nombre.

Ces hommes atroces, en retranchant de leur calcul les souffrances, les sentiments, l’imagination, croyaient le simplifier ; ils ne se faisaient nulle idée de la nature des vérités générales. Ces vérités se composent de chaque fait et de chaque existence particulière. Le calcul n’est beau, n’est utile, que lorsqu’il saisit toutes les exceptions, et régularise toutes les variétés. Si vous laissez échapper une seule circonstance, votre résultat sera faux, comme la plus légère erreur de chiffre rend impossible la solution d’un problème.

La preuve des combinaisons de l’esprit, est dans l’expérience et le sentiment ; et le raisonnement, sous quelques formes qu’on le présente, ne peut jamais ni changer, ni modifier la nature des choses : il analyse ce qui est.

On présente comme une vérité mathématique, le sacrifice que l’on doit faire du petit nombre au plus grand : rien n’est plus erroné, même sous le rapport des combinaisons politiques. L’effet des injustices est tel dans un état, qu’il le désorganise nécessairement.

Quand vous dévouez des innocents à ce que vous croyez l’avantage de la nation, c’est la nation même que vous perdez. D’action en réaction, de vengeance en vengeance, les victimes qu’on avait immolées sous le prétexte du bien général, renaissent de leurs cendres, se relèvent de leur exil ; et tel qui restait obscur si l’on fût demeuré juste envers lui, reçoit un nom, une puissance par les persécutions mêmes de ses ennemis. Il en est ainsi de tous les problèmes politiques dans lesquels la vertu est intéressée. Il est toujours possible de prouver, par le simple raisonnement, que la solution de ces problèmes est fausse comme calcul, si elle s’écarte en rien des lois de la morale.

La morale doit être placée au-dessus du calcul. La morale est la nature des choses dans l’ordre intellectuel ; et comme dans l’ordre physique, le calcul part de la nature des choses, et ne peut y apporter aucun changement, il doit, dans l’ordre intellectuel, partir de la même donnée, c’est-à-dire de la morale.

Cette réflexion nous explique la cause de tant d’erreurs atroces ou absurdes, qui ont décrédité l’usage des idées abstraites dans la politique. C’est qu’au lieu de prendre la morale pour base inébranlable et pour législateur suprême, on l’a considérée, tout au plus, comme l’un des éléments du calcul, et non comme sa règle éternelle. Souvent même on l’a regardée comme un accessoire qu’on pouvait modifier ou sacrifier à son gré.

Établissons donc, en premier lieu, la morale comme point fixe. Soumettons ensuite la politique à des calculs partant de ce point, et nous verrons disparaître tous les inconvénients reprochés jusqu’à ce jour, à juste titre, à la métaphysique appliquée aux institutions sociales et aux intérêts du genre humain.

La politique est soumise au calcul, parce que s’appliquant toujours aux hommes réunis en masse, elle est fondée sur une combinaison générale, et par conséquent abstraite ; mais la morale ayant pour but la conservation particulière des droits et du bonheur de chaque homme, est nécessaire pour forcer la politique à respecter, dans ses combinaisons générales, le bonheur des individus. La morale doit diriger nos calculs, et nos calculs doivent diriger la politique.

Cette place que nous assignons à la morale, au-dessus du calcul, convient également à la morale publique et à la morale individuelle. C’est sous le premier rapport surtout que l’idée contraire a causé de grands maux. En soumettant la morale publique à ce qui devait lui être subordonné, l’on a souvent fait le malheur de chacun, sous le prétexte du bonheur de tous. Certains systèmes philosophiques menacent aussi la morale individuelle d’une dégradation semblable.

Tout doit être soumis, en dernier ressort, à la vertu ; et quoique la vertu soit susceptible d’une démonstration fondée sur le calcul de l’utilité, ce n’est pas assez de ce calcul pour lui servir de base. Comme elle rencontre beaucoup d’obstacles, elle a reçu de la nature beaucoup de soutiens.

Les sciences morales ne sont susceptibles que du calcul des probabilités, et ce calcul ne peut se fonder que sur un très grand nombre de faits, desquels vous pouvez extraire un résultat approximatif. La science politique s’appliquant toujours aux hommes réunis en nation, les probabilités, dans cette science, peuvent équivaloir à une certitude, vu la multiplicité des chances dont elles sont tirées ; et les institutions que vous établissez d’après ces bases, s’appliquant elles-mêmes aussi au bonheur de la multitude, ne peuvent manquer leur objet. Mais la morale a pour but chaque homme en particulier, chaque fait, chaque circonstance ; et quoiqu’il soit vrai que la très grande majorité des exemples prouve qu’une conduite vertueuse est en même temps la meilleure conduite à tenir pour le succès des intérêts de la vie, on ne peut affirmer qu’il n’y ait point d’exception à cette règle générale.

Or, si vous voulez soumettre ces exceptions aux mêmes lois, si vous voulez inspirer la morale à chaque individu en particulier, dans quelque situation qu’il puisse être, vous ne pouvez trouver que dans un sentiment la source vive et constante qui se renouvelle chaque jour, pour chaque homme, dans chaque moment

La morale est la seule des pensées humaines qui ait encore besoin d’un autre régulateur que le calcul de la raison. Toutes les idées qui embrassent le sort de plusieurs hommes à la fois, se fondent sur leur intérêt bien entendu ; mais lorsqu’on veut donner à chaque homme, pour guide de sa propre conduite, son intérêt personnel, quand même ce guide ne l’égarerait pas, il en résulterait toujours que l’effet d’une telle opinion serait de tarir dans son âme la source des belles actions.

Sans doute il est évident que la morale est presque toujours conforme aux intérêts des hommes ; mais lui donner pour point d’appui cette sorte de motif, c’est ôter à l’âme l’énergie nécessaire pour les sacrifices de la vertu.

On peut arriver, par un raisonnement subtil, à représenter le dévouement le plus généreux comme un égoïsme bien entendu ; mais c’est prendre l’acception grammaticale d’un mot plutôt que le sentiment qu’il réveille dans le cœur de ceux qui l’écoutent. Tout revient à l’intérêt, puisque tout revient à soi ; mais de même qu’on ne dirait pas : La gloire est de mon intérêt, l’héroïsme est de mon intérêt, le sacrifice de ma vie est de mon intérêt ; c’est tout à fait dégrader la vertu, que de dire seulement à l’homme qu’elle est de son intérêt, car si vous reconnaissez que ce doit être son premier motif pour être honnête, vous ne pouvez pas lui refuser quelque liberté dans le jugement de ce qui le concerne ; et il existe une foule de circonstances dans lesquelles il est impossible de ne pas croire que l’intérêt et la morale se contrarient.

Comment convaincre un homme que tel événement tout à fait nouveau, tout à fait inattendu a été prévu par ceux qui lui ont présenté des maximes générales sur la conduite qu’il devait tenir ? Les règles de la prudence (et la vertu, fondée seulement sur l’intérêt, n’est plus qu’une haute prudence), les règles de la prudence les plus reconnues, souffrent une multitude d’exceptions ; pourquoi la vertu, considérée comme le calcul de l’intérêt personnel, n’en aurait-elle point ? Il n’existe aucune manière de prouver qu’elle est toujours d’accord avec cet intérêt, à moins d’en revenir à placer le bonheur de l’homme dans le repos de sa conscience ; ce qui signifie simplement que les jouissances intérieures de la vertu sont préférables à tous les avantages de l’égoïsme.

Il n’est pas vrai que l’intérêt personnel soit le mobile le plus puissant de la conduite des hommes ; l’orgueil, l’amour-propre, la colère leur font très aisément sacrifier cet intérêt ; et dans les âmes vertueuses, il existe un principe d’action tout à fait différent d’un calcul individuel quelconque.

J’ai tâché de développer dans ce chapitre combien il importait de soumettre à la démonstration mathématique toutes les idées humaines ; mais quoiqu’on puisse appliquer aussi ce genre de preuve à la morale, c’est à la source de la vie qu’elle se rattache ; son impulsion précède toute espèce de raisonnement. La même puissance créatrice qui fait couler le sang vers le cœur, inspire le courage et la sensibilité, deux jouissances, deux sensations morales dont vous détruisez l’empire en les analysant par l’intérêt personnel, comme vous flétririez le charme de la beauté, en la décrivant comme un anatomiste.

Les éléments de notre être, la pitié, le courage, l’humanité, agissent en nous avant que nous soyons capables d’aucun calcul. En étudiant chacune des parties de la nature, il faut supposer des données antérieures à l’examen de l’homme ; l’impulsion de la vertu doit partir de plus haut que le raisonnement. Notre organisation, le développement que les habitudes de l’enfance ont donné à cette organisation, voilà la véritable cause des belles actions humaines, des délices que l’âme éprouve en faisant le bien. Les idées religieuses qui plaisent tant aux âmes pures, animent et consacrent cette élévation spontanée, la plus noble et la plus sûre garantie de la morale. « Dans le sein de l’homme vertueux, disait Sénèque, je ne sais quel Dieu ; mais il habite un Dieu. » Si ce sentiment était traduit dans la langue de l’égoïsme le plus éclairé, quel effet produirait-il ?

C’est l’imagination, pourrait-on dire, qui fait préférer ce genre d’expressions, et le véritable sens de cette idée, comme de toutes, est soumis au raisonnement. Sans doute la raison est la faculté qui juge toutes les autres ; mais ce n’est pas elle qui constitue l’identité de l’être moral. Quand on s’étudie soi-même, ou reconnaît que l’amour de la vertu précède en nous la faculté de la réflexion, que ce sentiment est intimement lié à notre nature physique, et que ses impressions sont souvent involontaires. La morale doit être considérée dans l’homme, comme une inclination, comme une affection dont le principe est dans notre être, et que notre jugement doit diriger. Ce principe peut être fortifié par tout ce qui agrandit l’âme et développe l’esprit.

Il existe sûrement des moyens d’améliorer, par la réflexion et le calcul, la théorie même de la morale, d’indiquer de nouveaux rapports de délicatesse et de dévouement entre les hommes ; mais ces moyens, utiles lorsqu’on les considère comme accessoires, deviendraient insuffisants et funestes, si l’on prétendait les substituer au sentiment ; ils rétréciraient la sphère de la morale, au lieu de l’agrandir.

La philosophie, dans ses observations, reconnaît des causes premières, des forces préexistantes. La vertu est de ce nombre ; elle est fille de la création, et non de l’analyse ; elle naît presque en même temps que l’instinct conservateur de la vie, et la pitié pour les autres se développe presque aussitôt que la crainte du mal qui peut nous arriver à nous-mêmes. Je ne désavoue certainement pas tout ce que la saine philosophie peut ajouter à la morale de sentiment ; mais comme on ferait injure à l’amour maternel, en le croyant le résultat de la raison seulement, il faut conserver dans toutes les vertus ce qu’elles ont de purement naturel, en se réservant de jeter ensuite de nouvelles lumières sur la meilleure direction de ces mouvements irréfléchis.

La philosophie peut découvrir la cause des sentiments que nous éprouvons ; mais elle ne doit marcher que dans la route que ces sentiments lui tracent. L’instinct et la raison nous enseignent la même morale : la Providence a répété deux fois à l’homme les vérités les plus importantes, afin qu’elles ne pussent échapper ni aux émotions de son âme, ni aux recherches de son esprit.

L’homme qui s’égare dans les sciences physiques, est ramené à la vérité par l’application qu’il doit faire de ses combinaisons aux faits matériels ; mais celui qui se consacre aux idées abstraites dont se composent les sciences morales, comment peut-il s’assurer si ce qu’il imagine sera juste et bon dans l’exécution ? comment peut-il diminuer les frais de l’expérience, et prévoir l’avenir avec quelque certitude ? Ce n’est qu’en soumettant la raison à la vertu. Sans la vertu, rien ne peut subsister : rien ne peut réussir contre elle. La consolante idée d’une Providence éternelle peut tenir lieu de toute autre réflexion ; mais il faut que les hommes déifient la morale elle-même, quand ils refusent de reconnaître un Dieu pour son auteur.