(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIX. De la littérature pendant le siècle de Louis XIV » pp. 379-388
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIX. De la littérature pendant le siècle de Louis XIV » pp. 379-388

Chapitre XIX.
De la littérature pendant le siècle de Louis XIV61

C’est par l’étude des anciens que le règne des lettres a recommencé en Europe ; mais ce n’est que longtemps après l’époque de leur renaissance que l’imitation des anciens a dirigé le goût littéraire. Les Français cultivaient la littérature espagnole au commencement du dix-septième siècle : cette littérature avait en elle une sorte de grandeur qui préserva les écrivains français de quelques défauts du goût italien alors répandu dans toute l’Europe ; et Corneille, qui commence l’ère du génie français, doit beaucoup à l’étude des caractères espagnols.

Le siècle de Louis XIV, le plus remarquable de tous en littérature, est très inférieur, sous le rapport de la philosophie, au siècle suivant. La monarchie, et surtout un monarque qui comptait l’admiration parmi les actes d’obéissance, l’intolérance religieuse et les superstitions encore dominantes, bornaient l’horizon de la pensée ; l’on ne pouvait concevoir aucun ensemble, ni se permettre aucune analyse dans un certain ordre d’opinions ; l’on ne pouvait suivre une idée dans tous ses développements. La littérature, dans le siècle de Louis XIV, était le chef-d’œuvre de l’imagination ; mais ce n’était point encore une puissance philosophique, puisqu’un roi absolu l’encourageait, et qu’elle ne portait point ombrage à son despotisme. Cette littérature, sans autre but que les plaisirs de l’esprit, ne peut avoir l’énergie de celle qui a fini par ébranler le trône. On voyait des écrivains saisir quelquefois, comme Achille, l’arme guerrière au milieu des ornements frivoles ; mais, en général, les livres ne traitaient point les questions vraiment importantes ; les hommes de lettres étaient relégués loin des intérêts actifs de la vie. L’analyse des principes du gouvernement, l’examen des dogmes religieux, l’appréciation des hommes puissants, tout ce qui pouvait conduire à un résultat applicable, leur était totalement interdit.

Le livre de Télémaque était alors une action courageuse ; et Télémaque ne contient cependant que des vérités modifiées par l’esprit monarchique. Massillon, Fléchier, hasardaient quelques principes indépendants à l’abri de saintes erreurs ; Pascal vivait dans le monde intellectuel des sciences et de la métaphysique religieuse ; La Rochefoucauld, La Bruyère, peignaient les hommes dans le cercle des sociétés particulières, avec une prodigieuse sagacité : mais comme il n’y avait point encore de nation, les grands traits des caractères politiques, qui ne sont formés que par les institutions libres, ne pouvaient y être dessinés. Corneille, plus rapproché des temps orageux de la Ligue, montre souvent dans ses tragédies le caractère républicain ; mais quel est l’auteur du siècle de Louis XIV dont l’indépendance philosophique peut se comparer à celle des écrits de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Raynal, etc. ?

La pureté du style ne peut aller plus loin que dans les chefs-d’œuvre du siècle de Louis XIV ; et, sous ce rapport, ils doivent être toujours considérés comme les modèles de la littérature française. Ils ne renferment pas (Bossuet excepté) toutes les beautés que peut produire l’éloquence ; mais ils sont exempts de tous les défauts qui altèrent l’effet des plus grandes beautés.

Une société aristocratique est singulièrement favorable à la délicatesse, à la finesse du style. Il faut, pour bien écrire, des habitudes autant que des réflexions ; et si les idées naissent dans la solitude, les formes propres à ces idées, les images dont on se sert pour les rendre sensibles, appartiennent presque toujours aux souvenirs de l’éducation, et de la société avec laquelle on a vécu. Dans tous les pays, mais principalement en France, les mots ont chacun, pour ainsi dire, leur histoire particulière ; telle circonstance frappante a pu les ennoblir, telle autre les dégrader. Un auteur peut rendre à jamais ridicule une expression dont il s’est inconvenablement servi ; un usage, une opinion, un culte, peuvent relever ou avilir par des idées accessoires l’image la plus naturelle. C’est dans le cercle resserré d’un petit nombre d’hommes supérieurs, soit par leur éducation, soit par leur mérite, que les règles et le goût du style peuvent se conserver. Comment, au milieu d’une société grossière, parviendrait-on à créer en soi cette délicatesse d’instinct qui repousse tout ce qui blesse le goût, avant même d’avoir analysé les motifs de sa répugnance ?

Le style représente, pour ainsi dire, au lecteur le maintien, l’accent, le geste de celui qui s’adresse à lui ; et, dans aucune circonstance, la vulgarité62 des manières ne peut ajouter à la force des idées, ni à celle des expressions. Il en est de même du style ; il faut toujours qu’il ait de la noblesse dans les objets sérieux. Aucune pensée, aucun sentiment ne perd pour cela de son énergie ; l’élévation du langage conserve seulement cette dignité de l’homme en présence des hommes, à laquelle ne doit jamais renoncer celui qui s’expose à leurs jugements ; car cette foule d’inconnus qu’on admet, en écrivant, à la connaissance de soi-même, ne s’attend point à la familiarité ; et la majesté du public s’étonnerait avec raison de la confiance de l’écrivain.

L’indépendance républicaine doit donc chercher à imiter la correction des auteurs du siècle de Louis XIV, pour que les pensées utiles se propagent, et que les ouvrages philosophiques soient en même temps des ouvrages classiques en littérature.

On a souvent disputé sur ce qu’il fallait préférer dans les tragédies, de l’imitation de la nature, ou du beau idéal. Je renvoie à la seconde Partie de cet ouvrage quelques réflexions sur le système tragique qui peut convenir à un état républicain ; cette discussion n’appartient pas à ce chapitre. L’auteur qui a porté au plus haut degré de perfection, et le style, et la poésie, et l’art de peindre le beau idéal, Racine, est l’écrivain qui donne le plus l’idée de l’influence qu’exerçaient les lois et les mœurs du règne de Louis XIV sur les ouvrages dramatiques. L’esprit de chevalerie avait introduit dans les principes de l’honneur un genre de délicatesse qui créait nécessairement une nature de convention ; c’est-à-dire qu’il existait un certain degré d’héroïsme, pour ainsi dire indispensable à la noblesse, et dont il n’était pas permis de supposer qu’un noble pût être privé. Ce point d’honneur si susceptible, qu’il ne tolérait pas dans les relations de la vie la plus légère expression qui pût blesser la fierté la plus exaltée, ce point d’honneur donnait aussi ses lois à l’imitation théâtrale, aux jeux de l’imagination ; et la diversité des caractères qu’on pouvait peindre devait rester dans les bornes prescrites. Il n’était pas permis d’étendre cette diversité aussi loin que la nature ; et l’on était contenu par un certain respect envers les classes supérieures, qui ne permettait pas de représenter en elles rien qui pût les avilir.

L’adulation envers le monarque élevait encore plus haut le beau idéal. La nation s’anéantit alors qu’elle n’est composée que des adorateurs d’un seul homme. La grandeur factice qu’il fallait accorder à Louis XIV portait les poètes à peindre toujours des caractères parfaits, comme celui que la flatterie avait inventé : l’imagination des écrivains devait au moins aller aussi loin que leurs louanges ; et le même modèle se répétait souvent dans les tableaux dramatiques. Le caractère d’Achille, dans Iphigénie, avait quelques traits de la galanterie française ; on retrouvait dans Titus des allusions à Louis XIV. Le plus beau génie du monde, Racine, ne se permettait pas des conceptions aussi hardies que sa pensée peut-être les lui aurait suggérées, parce qu’il avait sans cesse présents à l’esprit ceux qui devaient le juger.

Le public terrible, mais inconnu, d’une assemblée tumultueuse, inspire moins de timidité que cet aréopage de la cour dont l’auteur voudrait captiver personnellement chaque juge. Devant un tel tribunal, le goût paraît encore plus nécessaire que l’énergie. On veut arriver aux grands effets par beaucoup de nuances, et l’on ne peut alors employer les mêmes moyens dont se servait Shakespeare pour entraîner le flot populaire qui se précipitait à ses pièces.

La peinture de l’amour, sous le règne de Louis XIV, était aussi soumise à quelques règles reçues. La galanterie envers toutes les femmes, introduite par les lois de la chevalerie, la politesse des cours, le langage élégant que l’orgueil des rangs se réservait comme une distinction de plus, tout multipliait les convenances que l’on devait ménager. Ces difficultés ajoutaient souvent à l’éclat du génie qui savait les vaincre ; mais quelquefois aussi l’expression recherchée refroidissait l’émotion. Une sorte d’esprit madrigalique attestait le sang-froid lors même qu’on voulait peindre l’entraînement ; et l’on se servait souvent d’un langage qui n’appartenait ni à la raison ni à l’amour.

Il manquait quelque chose, même à Racine, dans la connaissance du cœur humain, sous les rapports que la philosophie seule peut faire découvrir. Mais s’il faut une réflexion approfondie pour démêler ce qu’on pourrait ajouter encore à de tels chefs-d’œuvre, les bornes de la philosophie, dans le siècle de Louis XIV, se font sentir d’une manière bien plus remarquable dans les ouvrages littéraires qui n’appartiennent pas à l’art dramatique. Ces bornes sont l’une des principales causes de la médiocrité des historiens.

Les guerres religieuses avaient fait naître un esprit de parti qui change plusieurs histoires en plaidoyers théologiques ; l’esprit de corps, différent encore de l’esprit de parti, mais non moins éloigné de la vérité, dénature également les faits. Enfin le code de la féodalité donnant pour base à toutes les institutions, à tous les pouvoirs, les droits antérieurs consacrés par le temps, il n’était pas permis de dire la vérité sur le passé, quelque ancien qu’il pût être ; les autorités présentes en dépendaient : des erreurs de tous les genres arrêtaient les historiens sur tous les sujets, ou, ce qui était plus fâcheux encore, les historiens adoptaient sincèrement ces erreurs mêmes.

L’homme, environné de tant d’institutions respectées, de tant de préjugés éclatants, de tant de convenances reçues, ne pouvait pas en appeler à l’indépendance de ses réflexions ; sa raison ne devait pas tout examiner, son âme n’était jamais affranchie du joug de l’opinion ; la solitude même ne ramenait pas sa réflexion aux idées naturelles ; l’ascendant du monarque et du culte monarchique avait pénétré dans la conviction intime de tous. Ce n’était pas un despotisme qui comprimait les esprits ni les âmes ; c’était un despotisme qui paraissait à tous tellement dans la nature des choses, qu’on se façonnait pour lui comme pour l’ordre invariable de ce qui existe nécessairement.

Un seul asile restait encore, la religion, et dans cet asile, un homme, Bossuet, fit entendre quelques vérités courageuses. Tous les intérêts de la vie étaient soumis au monarque ; mais, au nom de la mort, on pouvait encore lui parler d’égalité. Ces dogmes, ces cérémonies, cet appareil religieux, étaient alors la seule barrière de la puissance : on la citait devant l’éternité ; et si les hommes abandonnaient à un homme la disposition de leur existence, ils en appelaient à Dieu, qui faisait trembler les rois.

De nos jours, si le pouvoir absolu d’un seul s’établissait en France, il nous manquerait ce recours à des idées majestueuses, à des idées qui, planant sur l’espèce humaine entière, consolaient des hasards du sort ; et la raison philosophique opposerait moins de digues à la tyrannie, que l’indomptable croyance, l’intrépide dévouement de l’enthousiasme religieux.