Chapitre XII.
Du principal défaut qu’on reproche, en France, à la littérature du Nord
On reproche, en France, à la littérature du Nord de manquer de goût. Les écrivains du Nord répondent que ce goût est une législation purement arbitraire, qui prive souvent le sentiment et la pensée de leurs beautés les plus originales. Il existe, je crois, un point juste entre ces deux opinions. Les règles du goût ne sont point arbitraires ; il ne faut pas confondre les bases principales sur lesquelles les vérités universelles sont fondées avec les modifications causées par les circonstances locales.
Les devoirs de la vertu, ce code de principes qui a pour appui le consentement unanime de tous les peuples, reçoit quelques légers changements, par les mœurs et les coutumes des nations diverses ; et quoique les premiers rapports restent les mêmes, le rang de telle ou telle vertu peut varier selon les habitudes et les gouvernements des peuples. Le goût, s’il est permis de le comparer à ce qu’il y a de plus grand parmi les hommes, le goût est fixe aussi dans ses principes généraux. Le goût national doit être jugé d’après ces principes, et selon qu’il en diffère ou qu’il s’en rapproche, le goût national est plus près de la vérité.
On dit souvent : Faut-il sacrifier le génie au goût ? Non, sans doute ; mais jamais le goût n’exige le sacrifice du génie. Vous trouvez souvent dans la littérature du Nord des scènes ridicules à côté de grandes beautés. Ce qui est de bon goût dans de tels écrits, ce sont les grandes beautés ; et ce qu’il fallait en retrancher, c’est ce que le goût condamne. Il n’existe de connexion nécessaire entre les défauts et les beautés, que par la faiblesse humaine, qui ne permet pas de se soutenir toujours à la même hauteur. Les défauts ne sont point une conséquence des beautés, elles peuvent les faire oublier. Mais loin que ces défauts prêtent au talent aucun éclat, souvent ils affaiblissent l’impression qu’il doit produire.
Si l’on demande ce qui vaut mieux d’un ouvrage avec de grands défauts et de grandes beautés, ou d’un ouvrage médiocre et correct, je répondrai, sans hésiter, qu’il faut préférer l’ouvrage où il existe, ne fût-ce qu’un seul trait de génie. Il y a faiblesse dans la nation qui ne s’attache qu’au ridicule, si facile à saisir et à éviter, au lieu de chercher avant tout, dans les pensées de l’homme, ce qui agrandit l’âme et l’esprit. Le mérite négatif ne peut donner aucune jouissance ; mais beaucoup de gens ne demandent à la vie que l’absence de peines, aux écrits que l’absence de fautes, à tout que des absences. Les âmes fortes veulent exister ; et pour exister en lisant, il faut rencontrer dans les écrits des idées nouvelles ou des sentiments passionnés.
Il y a en français des ouvrages où l’on trouve des beautés du premier ordre, sans le mélange du mauvais goût. Ceux-là sont les seuls modèles qui réunissent à la fois toutes les qualités littéraires.
Parmi les hommes de lettres du Nord, il existe une bizarrerie qui dépend plus, pour ainsi dire, de l’esprit de parti que du jugement. Ils tiennent aux défauts de leurs écrivains presque autant qu’à leurs beautés ; tandis qu’ils devraient se dire comme une femme d’esprit, en parlant des faiblesses d’un héros : C’est malgré cela, et non à cause de cela, qu’il est grand.
Ce que l’homme cherche dans les chefs-d’œuvre de l’imagination, ce sont des impressions agréables. Or le goût n’est que l’art de connaître et de prévoir ce qui peut causer ces impressions. Quand vous rappelez des objets dégoûtants, vous excitez une impression fâcheuse, qu’on fuirait avec soin dans la réalité ; quand vous changez la terreur morale en effroi physique, par la représentation de scènes horribles en elles-mêmes, vous perdez tout le charme de l’imitation, vous ne donnez qu’une commotion nerveuse, et vous pouvez manquer jusqu’à ce pénible effet, si vous avez voulu le pousser trop loin : car au théâtre, comme dans la vie, quand l’exagération est aperçue, on ne tient plus compte même du vrai. Si vous prolongez les développements, si vous mettez de l’obscurité dans les discours ou de l’invraisemblance dans les événements, vous suspendez ou vous détruisez l’intérêt par la fatigue de l’attention. Si vous rapprochez des tableaux ignobles de personnages héroïques, il est à craindre qu’il ne vous soit difficile de faire renaître l’illusion théâtrale : elle est d’une nature extrêmement délicate ; et la plus légère circonstance peut tirer les spectateurs de leur enchantement. Ce qui est simple repose la pensée, et lui donne de nouvelles forces ; mais ce qui est bas pourrait ôter jusqu’à la possibilité de reprendre à l’intérêt des pensées nobles et relevées.
Les beautés de Shakespeare peuvent, en Angleterre, triompher de ses défauts : mais ils diminuent beaucoup de sa gloire parmi les autres nations. La surprise est certainement un grand moyen d’ajouter à l’effet ; mais il serait ridicule d’en conclure que l’on doive faire précéder une scène tragique d’une scène comique, pour augmenter l’étonnement par le contraste. Un beau trait, au milieu de négligences grossières, peut frapper davantage l’esprit ; mais l’ensemble y perd plus que ne peut y gagner l’exception. La surprise doit naître de la grandeur en elle-même, et non de son opposition avec les petitesses, de quelque genre qu’elles soient. La peinture veut des ombres, mais non pas des taches pour relever l’éclat des couleurs. La littérature doit suivre les mêmes principes. La nature en offre le modèle, et le bon goût ne doit être que l’observation raisonnée de la nature.
On pourrait pousser beaucoup plus loin ces développements ; mais il suffit de prouver que le goût, en littérature, n’exige jamais le sacrifice d’aucune jouissance : il indique, au contraire, les moyens de les augmenter ; et loin que les principes du goût soient incompatibles avec le génie, c’est en étudiant le génie qu’on a découvert ces principes.
Je ne reprocherai point à Shakespeare de s’être affranchi des règles de l’art ; elles ont infiniment moins d’importance que celles du goût, parce que les unes prescrivent ce qu’il faut faire, et que les autres se bornent à défendre ce qu’on doit éviter. L’on ne peut se tromper sur ce qui est mauvais, tandis qu’il est impossible de tracer des limites aux diverses combinaisons d’un homme de génie ; il peut suivre des routes entièrement nouvelles, sans manquer cependant son but. Les règles de l’art sont un calcul de probabilités sur les moyens de réussir ; et si le succès est obtenu, il importe peu de s’y être soumis. Mais il n’en est pas de même du goût ; car se mettre au-dessus de lui, c’est s’écarter de la beauté même de la nature ; et il n’y a rien au-dessus d’elle.
Ne disons donc pas que Shakespeare a su se passer de goût, et se montrer supérieur à ses lois. Reconnaissons, au contraire, qu’il a du goût quand il est sublime, et qu’il manque de goût quand son talent faiblit.