II. (Fin.)
Sans parler de L’Improvisateur napolitain, par lequel il préluda à ses compositions supérieures, Léopold Robert a fait trois tableaux importants : Le Retour de la fête de la Madone de l’Arc (1827) ; L’Arrivée ou la Halte des moissonneurs dans les marais Pontins (1831) ; Le Départ des pêcheurs de l’Adriatique pour la pêche de long cours (1833). Il en voulait faire un quatrième, et il avait conçu le tout comme représentant les quatre saisons dans les quatre contrées principales de l’Italie. C’était dans sa pensée tout un poème. Le Retour de la fête de la Madone était la scène figurative du printemps et se rapportait au pays de Naples, qui gardait de la gaieté et de l’enchantement de la Grèce. Les Moissonneurs des marais Pontins exprimaient la dignité romaine jusque dans sa simplicité rurale et la puissance de l’été. L’automne devait être symbolisé dans une scène de Vendanges, qu’il voulait placer en Toscane ; et l’hiver, qui allait se placer naturellement à Venise, devait en être, dans la pensée première, le brillant Carnaval. L’artiste a complètement réussi dans la première moitié de ce poème pittoresque des quatre saisons :
Je crois vous avoir dit, écrivait de Rome Léopold Robert à un ami (11 mars 1828), que j’avais l’intention de faire un tableau de même dimension que la Fête de Naples : les marais Pontins m’ont donné le sujet. Il sera d’un caractère plus sévère, quoiqu’il ait quelque rapport au premier. Je trouve que la terre de Naples est tout à fait poétique, et ses habitants rappellent incontestablement les Grecs, leurs fêtes et leurs usages : l’État pontifical me paraît avoir un aspect différent ; les Romains ont quelque chose de plus sérieux et qui est en rapport avec l’idée que, généralement, on se fait de leurs ancêtres. Je désirerais faire voir, s’il m’est possible, la différence que je trouve entre ces deux peuples, et pour cela il faut des sujets à peu près semblables.
Le tableau des Moissonneurs en particulier, qui excita l’admiration au Salon de 1831, reste sa page la plus belle au gré des connaisseurs. M. Feuillet de Conches le décrit en des termes qui rappelleront à tous l’impression reçue :
On est au moment où le soleil à son déclin rase la terre et projette des ombres plus douces. Un char, traîné par des buffles, s’arrête à l’endroit que le maître a fixé pour dresser les tentes du campement. Le maître parle ; on obéit à sa voix. L’un des conducteurs est descendu, il s’appuie sur le joug, commande le repos à son attelage, et jette sur la scène un regard intelligent et fier. Un autre, assis encore sur sa monture paisible, et la main armée de l’aiguillon comme d’un sceptre, porte au front la gravité native des descendants des maîtres du monde ; il regarde deux hommes de la troupe qui dansent en s’accompagnant du piffero, la cornemuse du pays. Autour du char se groupent des hommes armés d’instruments de moissonneurs, et des femmes au tablier gonflé d’épis. Sur le char même, à côté du père de famille, un jeune homme se dispose à déployer les toiles, et une belle jeune femme, tenant sur son sein un enfant à la mamelle, s’élève dominant la scène comme une apparition majestueuse qui préside aux moissons. Des villageois des deux sexes peuplent le second plan du paysage, et à l’horizon se dessinent les sommets de l’antique presqu’île de Circé, Monte Circello.
Ces tableaux de Léopold Robert résultaient d’études d’hommes et
de femmes vus sur place, rendus avec sagacité et conscience dans leur
physionomie, dans leur caractère intime et leur génie natif, et groupés
ensuite par l’artiste dans une composition longuement méditée et savamment
réfléchie : ce sont de grandes idylles de Théocrite en peinture,
reconstruites avec l’effort heureux et le sentiment plus rassis qui préside
à une scène des Géorgiques. Mais Léopold Robert, même
quand il possède si bien son sujet, n’est pas un Grec pur, ni un Romain.
Théocrite, qui a si bien peint l’abondance et la joie des récoltes dans sa
pièce des Thalysies, a fait aussi Les Syracusaines, une scène piquante et gaiement moqueuse ; et
Léopold Robert, au sortir des Moissonneurs, n’a pu réussir
à faire son tableau du Carnaval. Celui qui devait être le
plus animé et le plus contrasté de ses ouvrages est devenu insensiblement le
plus triste et le plus funèbre. Il est intéressant de voir cette lutte des
deux natures, et cette résistance de l’homme du Nord, déjà devenu si
Italien, à le devenir davantage. Il y a une limite qu’il ne franchit point :
la dignité, la grâce, la délicatesse même, la noblesse naturelle, Léopold
Robert a atteint tout cela, et il en est maître ; mais ce qui lui échappe,
c’est la facilité et l’allégresse, cette aisance qui fait dire qu’on est
chez soi. Dans son dernier séjour à Venise et dès son arrivée en 1832, il
avait vu un carnaval tel qu’il le désirait, un carnaval favorisé par le beau
temps, et plus animé encore que de coutume à cause d’une baisse des
comestibles : « Mais pourtant il est bien difficile, et peut-être
impossible,
écrivait-il à Schnetz, de rendre
une scène de masques avec vérité et noblesse. Le sort en est jeté ; mon
ébauche va être faite, et si je ne me décourage pas, mon tableau viendra
à sa fin. »
Dans les premiers temps de son essai, il est tout
occupé de surmonter cette difficulté, selon lui non insoluble :
Je suis impatient de savoir ce que vous penserez de mon sujet, écrivait-il à M. Marcotte (1832) ; je dois vous dire qu’ayant l’intention de faire un pendant à mes deux autres, je ne pouvais guère représenter autre chose que le peuple, qui a toujours plus de caractéristique que la classe plus élevée. On me dira peut-être que j’ai eu tort de choisir le sujet d’un tableau important dans des scènes qui ne touchent pas l’âme et qui, à la plupart, paraissent ridicules. Mais la noblesse peut être sentie même dans un sujet trivial. Les anciens, dans leurs Bacchanales, ne sont-ils pas admirables ? et ne voit-on pas, en revanche, des sujets admirables par une pensée noble et élevée, qui sont rendus d’une manière triviale ?
Il voulait donc relever le sujet par le style et y introduire d’une façon ou d’une autre une pensée. Pourtant il vit bientôt qu’il n’y réussirait pas à son gré : les masques alors, qui l’avaient séduit et tenté, le gênèrent ; eux qui devaient être la partie principale dans son tableau, ne furent bientôt plus que l’accessoire ; les pêcheurs prirent la première place, et, de remaniements en remaniements, il en vint à chasser tout à fait l’idée vénitienne et joyeuse, l’idée du carnaval, pour ne laisser dominer que la pensée grave qui réfléchissait la sienne propre, la tristesse des adieux, la famille, le péril au loin sur les flots. L’histoire de ce dernier tableau, avec toutes ses vicissitudes et ses bulletins successifs, serait celle des trois dernières années de Léopold Robert et de la maladie morale même à laquelle il a succombé. Mais, avant que le mal ait pris le dessus et que la manie s’en mêle, quand l’art tient encore chez lui le gouvernail, il se rend très bien compte de l’effet ; c’est un effet triste et assombri, il le veut tel ; c’est bien un jour d’hiver qu’il veut faire régner sur l’ensemble, et avec lequel il saura mettre en accord toutes les figures :
J’aime bien voir là (à Venise) le caractère d’un jour d’hiver ; je ne veux pas faire de la neige, c’est trop froid ; mais je voudrais donner l’idée d’un de ces jours qui ont une poésie si je puis dire, et qui laissent dans l’âme une mélancolie profonde. Si j’y réussis et que l’expression de mes figures soit en rapport, mon tableau aura quelque mérite.
Cependant, comme il pressent une partie des objections qu’on peut lui faire, il voudrait les réfuter et aller au-devant par un autre tableau, celui de l’automne et des Vendanges ; il a hâte de se mettre à ce dernier, aussitôt après avoir terminé l’autre :
Ce à quoi je tiens beaucoup, disait-il, c’est à faire paraître mes deux tableaux en même temps, et je vous assure que pour ma réussite c’est nécessaire. Ils seront vus en même temps avec plus d’intérêt que si je les expose séparément ; car le caractère de celui qui m’occupe paraîtrait triste et monotone, si on ne pouvait faire de comparaison avec un autre où j’aimerais à exprimer le bonheur.
Cette idée de bonheur, que Léopold Robert avait pensé d’abord à faire entrer dans le tableau de Venise, il la reportait maintenant dans son projet du tableau futur de Toscane : le bonheur reculait et fuyait devant lui.
Au reste, il a tracé un premier aperçu de ce tableau des Vendanges dans une page qui découvre bien sa manière à la fois philosophique et précise de composer :
Je vous ai parlé de la Toscane pour y placer le sujet de mon troisième tableau, qui est Les Vendanges. J’aimerais aller m’installer pour cela sur les lieux mêmes où je voudrais trouver mes inspirations. Il y a une petite ville extrêmement pittoresque (San Geminiano) qui n’est pas éloignée de Volterra, et où la manière de recueillir le raisin est très originale. C’est encore un pays tout neuf et qui conserve beaucoup du caractère étrusque, mêlé avec celui de la Renaissance qui plaît toujours tant. Ne pensez-vous pas qu’avec ces moyens on puisse faire une scène intéressante ? Ce serait le repos à la fin d’une belle journée d’automne. Ce moment me fournirait des épisodes, et l’idée m’en paraît philosophique ; car c’est dans l’automne de la vie qu’on peut espérer de jouir du repos. Voilà mon plan, qui est aussi arrêté qu’il est possible. Mais pour pouvoir laisser travailler mon imagination avec sûreté, j’aimerais connaître le pays où j’ai l’intention de placer cette scène.
Son désir de terminer ses quatre tableaux est bien positif : c’est là qu’il semble fixer son vœu d’artiste et borner le plus fort de sa tâche. Qu’il les termine enfin à son honneur, et alors sa saison d’Italie, sa période de lutte, d’illusion, de jeunesse et de conquête sera close : l’homme du Nord, l’homme de famille reparaîtra et se donnera une satisfaction trop différée ; il s’en retournera volontiers vivre dans ses montagnes avec son frère et ses sœurs : il y découvrira une Suisse pittoresque peut-être ; il s’y nourrira d’affections paisibles. Tels sont ses vœux du moins et ses rêves de sensibilité et de sagesse, les jours où la raison lui parle et où il semble plus enclin à l’écouter.
Artiste supérieur en quelques parties, incomplet par d’autres, mais si distingué par son principal cachet et qui mérite de vivre, quel est le rôle de Léopold Robert dans le travail moderne et dans le renouvellement de l’art ? À quel rang et dans quels rangs convient-il de le placer ? Ayant toujours habité en Italie et travaillé dans la retraite, loin des questions de salon et d’école, en dehors de ce qu’on appelait les classiques et les romantiques, il ne s’est jamais bien rendu compte de ce que voulaient chez nous ces derniers80. Pour lui, il est classique en un sens, mais il faut bien savoir en quel sens. Il appelle David et Girodet ses maîtres ; bien d’autres aussi les proclamaient tels, et tout dépendait de l’application que faisaient de leurs préceptes les disciples. L’originalité de Léopold Robert consiste, on l’a vu, à étudier directement la nature, ce que bien des prétendus classiques ne faisaient pas ; et d’autre part, son coin classique, dans cette étude directe et qui peut mener à exprimer le vrai tel quel, consiste à chercher obstinément le noble et le beau.
Ainsi, pour parler net, il ne ressemble pas à ceux qu’on appelait généralement classiques de 1820 à 1830, lorsqu’il écrit de Rome, à la date de juillet 1824 :
Alaux vient de faire un tableau qui représente Mercure et Pandore dans les airs. Il y a du talent et beaucoup d’adresse, mais, du reste, il n’a pas fait grande sensation C’est français comme le diable. C’est si blanc et si clair que de loin on ne verra rien… Le dessin est tout à fait de convention et sans naïveté, et pourra plaire cependant à ceux qui ne s’y connaissent pas. Schnetz avance à son tableau (Sainte Geneviève)… Tu serais étonné de la verve qu’il y a là-dedans. C’est d’une nature si forte, d’une énergie si étonnante, qu’il me semble qu’on ne peut rien mettre en ligne. Je le regarde comme bien supérieur à son Condé. Il a eu plus de liberté, et le pathétique du sujet fait plus d’effet. Il est facile de penser ce que les imitateurs de l’Antiquité lui reprocheront : il est si rare qu’ils comprennent ce sentiment vigoureux81 !
Léopold Robert n’était certes pas pour le système que préconisaient la plupart des classiques en peinture comme en littérature, lesquels recommandaient toujours les maîtres, les grands maîtres, et semblaient les proposer pour uniques modèles, lorsqu’il écrivait de Venise, en novembre 1830 :
Il y a dans ce moment à Venise plusieurs artistes étrangers qui y sont venus pour étudier l’école vénitienne. Je suis toujours étonné de la singulière direction que l’on adopte pour devenir peintre : il me semble qu’elle est absurde ; car je ne peux pas me représenter un homme qui a quelque chose dans la tête, qui passe des années à copier. Son imagination se perd, je dirai, dans ce travail matériel, et il n’est plus capable de rien produire d’original. Il se traîne sur des modèles dont il ne peut approcher, au lieu de prendre la nature pour premier et grand type. Et ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il ne veut pas voir cette nature, il la méprise même, et est en extase devant les ouvrages de ceux qui ont cherché à la représenter et s’en sont approchés le plus. Ne trouvez-vous pas qu’il y a inconséquence et un grand manque de raisonnement ?
Il raconte la visite que lui fit un peintre, un professeur de
l’Académie de Venise : « Nous avons naturellement beaucoup causé
peinture, mais nous ne nous entendions pas parfaitement, et toujours par
la même raison : il me parlait toujours des grands
maîtres, et moi de la nature. »
Assistant à une exposition de tableaux à Venise (août 1833), il est frappé
de la
singulière faiblesse des ouvrages et de
l’absence de toute originalité. Il qualifie quelque part cette peinture des
Italiens modernes d’un seul mot : « On dirait de la peinture d’ennuyés. »
Ici il en cherche la cause :
J’y ai cependant fait une observation que je ne peux m’empêcher de vous communiquer, celle de n’y avoir trouvé aucun tableau un peu original : tous ne sont que de faibles réminiscences des ouvrages anciens et modernes, et rien de véritablement senti sur la nature. Je me demandais d’où pouvait venir une direction si peu sûre ?… Je n’ai osé décider cette question autrement qu’en pensant que c’était peut-être un écueil de voir et de considérer beaucoup les ouvrages des autres, ce qui peut détruire un bon germe. Il y en a qui penseront qu’au contraire il peut être développé par ce moyen : voilà comment on ne s’entend guère.
Pour lui, son avis n’est pas douteux, et ce n’est point à l’étude intermédiaire des maîtres qu’il s’adresse de préférence. En tout ceci, Léopold Robert ne se sépare point de ce que demandaient les novateurs intelligents. Il est encore de leur bord, lorsqu’il témoigne jusqu’à la fin le besoin de la nouveauté jusque dans le vrai. De Venise, le 30 mars 1832, il écrivait à Schnetz :
J’ai presque l’intention d’aller faire un petit voyage en Istrie et en Dalmatie cet été. Il me prend des envies terribles de voir du neuf. Il me semble que la peinture vieillit. Peut-être est-ce le défaut des peintres : ils aiment trop à être bien, à avoir une vie qui ressemble à celle des bons propriétaires…
À Venise, il se laisse peu à peu gagner à la couleur : il voudrait donner au costume de ses pêcheurs et de ses femmes quelque chose qui rappellerait les étoffes vénitiennes des siècles précédents :
Les femmes en hiver ont des robes en laine avec d’immenses dessins de toutes les couleurs les plus vives. Ces dessins n’ont rien de la simplicité antique, mais, comme je le disais, ils peuvent rappeler ceux qui ornaient les habillements de leurs ancêtres. Sous ce rapport je trouve qu’ils feraient bien, mais les classiques trouveront que je donne dans le romantique. Il me semble pourtant qu’il y a une sévérité dans cette bizarrerie : si je parviens à la trouver, je suis sûr de réunir les suffrages d’hommes différents qui s’accordent si peu entre eux.
On voit le côté par lequel Léopold Robert confine et tient à l’école des modernes rénovateurs.
À d’autres égards il s’en distingue, même lorsqu’il cherche du nouveau ; il demande moins ses effets à la couleur, à la lumière ; il dessine davantage. Il garde de la tradition de David sur la noblesse, sur la sévérité de la forme. On a remarqué que, jusque dans les figures des Moissonneurs, il y a de la cambrure, de la pose du Romulus ou du Léonidas, quelque chose de théâtral : lui-même il en convient ; il aurait désiré que ce fût simplement mâle et viril. Ayant vu des Orientaux à Venise, l’envie le prend de les reproduire :
Je vais quelquefois au Café-Turc (aux Arcades-Saint-Marc) ; j’y ai vu ce soir deux Orientaux admirables. C’est autre chose que mes brigands de Sonnino, et je suis sûr qu’en restant dans le pays, on ferait les choses avec bien plus de caractère, bien plus larges, d’un plus beau style, plus original en tout, plus riche de couleurs. Je me rappelle très bien l’Exposition (celle de 1831 à Paris), eh bien ! je trouve qu’il n’y avait aucun tableau turc ou grec un peu vrai, sans en excepter ceux de Decamp qui sont des caricatures. Toi (Il écrit à Schnetz) qui es venu ici, ne le trouves-tu pas ?
Il est en cela sévère et injuste ; il a son type de style qu’il porte un peu partout, et auquel il tend à ramener ses personnages sous leurs costumes divers.
Il prétend toutefois n’y pas mettre précisément du sien : il veut arriver au beau, et il le veut non en l’inventant, mais en le retrouvant avec effort, en le déchiffrant pour ainsi direu, sous les altérations et les ombres qui le défigurent et le recouvrent dans la réalité :
Pour trouver le beau d’une chose, ne faut-il pas la voir, la retourner sous toutes ses faces ? Quand on arrive comme moi dans un pays dont on veut rendre le caractéristique, avant de pouvoir le rendre, il faut faire un véritable travail long et pénible. Ensuite, quand il est question de faire une grande composition, pensez-vous que le premier modèle que je trouve soit convenable pour servir à rendre une figure, un sujet que je veux faire ? Avec de grandes draperies, on peut ajuster très bien toutes les poses, mais avec de malheureux haillons qui n’ont que l’aspect de la misère et qui n’inspirent que la pitié pour ceux qui les portent, trouvez-vous que, pour y donner un sentiment de noblesse et dégoût, on puisse copier ce qu’on a sous les yeux ? Oh ! non, je vous assure ; j’en ai fait trop souvent l’expérience, ce n’est que par l’inspection la plus grande, la patience la plus méritoire, et je dirai naturellement, le sentiment que l’on doit avoir en soi, qu’on peut arriver à faire quelque chose.
Mais qu’est-ce que ce sentiment intérieur ? Il y a un moment où, dans son désir de s’élever au beau et au sévère grandiose, il semble près de sortir de sa théorie et d’en adopter une autre, celle d’un idéal qu’on puise en soi-même et que l’artiste, pareil à Phidias, fait descendre comme d’un Olympe pour agrandir ou ennoblir la réalité. Cette théorie, qui est celle d’Ingres, et qui habituellement n’est pas celle de Léopold Robert, semble pourtant le frapper et le pénétrer en passant, lorsqu’il dit :
Je trouve une grande différence à faire les figures d’hommes et celles de femmes. La raison m’en paraît simple, et je veux chercher à vous l’expliquer ; je ne sais si elle vous paraîtra juste. Ce qui frappe et touche dans la peinture est un caractère d’énergie, de force dans les hommes, et de sensibilité, de douceur dans les femmes. La nature offre bien plus facilement ces dernières qualités que les premières : au moins pour moi, elles me paraissent bien plus faciles à voir, et c’est une observation que j’ai faite depuis longtemps. Le moyen de trouver dans un homme avili ce qui est nécessaire pour plaire et attirer ! c’est un travail, je vous assure, qui donne bien plus de peine que celui de chercher quelque chose de touchant et de sensible dans une femme. C’est ce qui fait que généralement, même les plus habiles peintres ont mieux réussi en cela. Il n’y a que les ouvrages de Michel-Ange qui se distinguent d’une manière particulière ; mais son génie était si supérieur qu’il a presque inventé la représentation d’une force, d’un caractère et d’une énergie qu’il n’a pu trouver dans la nature qu’avec de grandes difficultés et une observation continuelle. C’est pour cela qu’à mon sentiment, il doit être placé tout à fait au premier rang.
En ces moments, il s’en faut de bien peu que Léopold Robert ne sorte de sa théorie, qui consiste à copier obstinément la nature, et qu’il ne s’élève à l’idée pure et dominante qu’une imagination grandiose peut trouver dans sa conception même ou dans celle des génies créateurs, dans Homère, par exemple, ou dans les Prophètes.
J’ai indiqué les points par lesquels Léopold Robert tient des deux écoles. Ce qui est certain, c’est que les critiques purement classiques et qui se flattent de n’avoir pas varié depuis trente ans, ceux qui n’ont cessé de rester fidèles dans leurs recommandations à tous les procédés et à toutes les routines d’académie et d’atelier, ne sauraient le revendiquer exactement comme un des leurs : Il le faut ranger parmi les classiques d’un ordre à part, et parmi les André Chénier de la peinture.
Vers la fin, il semble avoir tenté quelque chose d’impossible ; il exigeait
trop de lui-même, il voulait mettre à des tableaux de nature une expression
tirée du plus profond de l’âme, et qu’il faut rencontrer plutôt que l’aller
chercher si loin. Il le sentait bien, il avait un désir de se surpasser qui
l’entraînait au-delà des bornes : « Ce que vous ne savez pas encore,
cher ami, écrivait-il à M. Marcotte en juillet 1832, c’est la passion
que je me sens pour faire quelque chose. Je m’y livre entièrement et
sans raison quelquefois, car la peinture doit être faite
plus simplement. »
On aurait pu lui appliquer ce qu’il
disait d’un grand peintre contemporain qui n’en
finissait pas, et ne parvenait jamais à se satisfaire. « Je ne
désirerais pas pour mon bonheur d’avoir la main des grands brosseurs, mais je craindrais d’exiger trop de mon talent et
de vouloir faire mieux qu’on ne peut faire. »
Il était tout à
fait dans ce cas, et s’y est usé. On pourra un jour tirer de ses lettres des
pages intéressantes à propos d’Ingres toujours, et d’Horace Vernet. Il
essaie d’y définir et d’y comparer la facilité et le génie :
J’appelle facilité ce talent à ajuster promptement un sujet ; et, quand le goût y est joint, on fait très vite de belles compositions. Je crois qu’il est plus facile de trouver chez les artistes des choses faites bien spirituellement et vite, que des idées profondes rendues avec science et sentiment.
On voit qu’il faisait la double part, et que, tout en donnant l’avantage au genre qui était le sien, il n’était pas exclusif. Dans son bon temps, et avant que la maladie eût altéré sa faculté et sa puissance d’exécution (ce qui me paraît avoir dû être dans le courant de 1833), il avait de grandes douceurs mêlées à un travail et à une peine inévitables. Après que la pensée d’un tableau était trouvée et la composition bien arrêtée (ce qui lui avait causé bien des insomnies et des veilles), il éprouvait un vrai plaisir au détail de l’exécution ; et, à mesure que le tableau avançait, il avait des satisfactions d’artiste. Il disait de la gravure des Moissonneurs, par Mercuri :
D’après tout ce que j’avais entendu dire de la planche de Mercuri, je la supposais bien, mais j’y ai trouvé surtout ce qu’on ne trouve pas toujours dans les productions des arts : je veux parler du sentiment d’amour et de plaisir que l’on devrait toujours avoir pour l’exécution : c’est le véritable charme des arts.
Ce charme d’une exécution faite avec sentiment et
avec amour, qui donc l’a goûté plus que lui ? D’habitude il
n’allait point dans le monde ; ses bonnes journées, c’étaient celles où il
avait pu
travailler depuis le commencement du
jour jusqu’à la nuit : « Je suis si heureux quand je puis travailler
autant ! et c’est toujours après ces bonnes journées, pendant les
dernières heures, que je suis le mieux dispos. »
Tous les jours
de travail ne se ressemblaient pas ; il y avait les jours de succès, il y
avait ceux de tâtonnement, de résistance et de lutte : « Les soirs,
disait-il, quand je ne suis pas content de ma journée, je n’ai d’autre
idée que de réussir mieux le lendemain et de penser aux moyens d’y
parvenir. Quand, au contraire, je suis content, je suis autant occupé,
mais d’une autre manière. »
Ainsi se passa, tant qu’il fut
maître de lui et que sa volonté tint les rênes, cette vie laborieuse et
exemplaire.
Je n’ai point à entrer dans l’analyse de sa dernière et fatale maladie. En lisant attentivement la suite des lettres comme je viens de le faire, il y a place pour toutes les suppositions, pour celle qui attribue son désespoir final à une grande passion vainement combattue, comme pour celle qui y voit avant tout, et nonobstant les divers prétextes, une maladie d’artiste arrivé au terme, inquiet de sa propre renommée, jaloux de la soutenir, tourmenté du besoin de l’approbation d’autrui, et se croyant désormais impuissant à produire. Léopold Robert fut atteint, comme quelques natures d’élite, de ce qu’on a appelé la maladie de quarante ans, et il y succomba (20 mars 1835). Un de ses frères, dix ans auparavant, jour pour jour, avait succombé à la même tentation de suicide. Il se joignait donc en lui à toutes les causes réelles, ou qu’il se figurait, une prédisposition héréditaire. On trouverait dans ses lettres écrites durant les deux ou trois années qui précédèrent sa fin, des paroles qui sont comme des pronostics :
Hélas ! s’écriait-il en février 1833 et voulant consoler un ami, hélas ! trop souvent notre raison n’est pas assez forte pour combattre le mal qui nous arrive. Que peut-elle si elle n’est accompagnée de ce sentiment intime de force, qui agit sans l’aide des raisonnements du devoir (lesquels bien souvent soulagent bien peu), mais qui vient comme un souffle divin et qui est notre espérance de repos et notre véritable consolation ?
Cette consolation fut refusée à Léopold Robert, le jour où il en aurait eu le plus besoin, et il s’abandonna à la plus sinistre pensée. Voilons une si déplorable image.
Mais ce qui est touchant, c’est que, dans les années précédentes, un ami
délicat et attentif, M. Marcotte, devinant et pressentant la nature du mal
de Léopold Robert, avait songé à y opposer le seul remède qui aurait
peut-être réussi à le combattre et à en conjurer les suites funestes ; il
lui conseillait le mariage. Léopold Robert, vers la fin, avait, en effet,
besoin d’être deux. L’arrivée de son frère Aurèle à Venise
lui avait été bien utile, et avait remis pour quelque temps « de
l’huile à la lampe qui était près de s’éteindre »
. Un soir, le
dernier jour de l’année 1832, Léopold Robert était sorti avec son frère pour
remettre des cartes chez le gouverneur et chez le comte de Cicognara :
Nous sommes entrés ensuite, raconte-t-il dans l’église Saint-Marc, où il y avait une cérémonie : nous avons reçu la bénédiction. Il y avait quelque chose de si imposant dans l’effet des lumières, dans les sons si sévères de l’orgue et les voix des chanteurs, que j’en ai été pénétré : j’aurais voulu y être arrivé plus tôt. J’éprouve un plaisir bien différent pour toutes les choses qui parlent à l’âme, à présent que mon frère est avec moi. Je me trouve toujours mieux après que quand je me trouvais seul.
C’est cette solitude morale qui se refit bientôt en lui malgré
la présence de son frère, et qu’il aurait fallu à tout prix éviter. Léopold
Robert avait des besoins de cœur de plus en plus timides et de plus en plus
profonds
avec l’âge : « Je ne peux
m’expliquer, pensait-il, comment on peut trouver dans ce monde des êtres
qui paraissent n’éprouver aucun besoin de nourrir le cœur. »
Il
craignait avec les années le refroidissement graduel de ce qui fait la vie
morale : « En vieillissant, on devient d’un froid de
cœur ! il semble qu’on n’a plus rien à y mettre, et qu’il est
fermé aux sentiments qui donnent tant de jouissances à la
jeunesse. »
Il résistait à l’égoïsme et à ce goût de jouissances
positives qui prend certaines natures, même distinguées, dans la seconde
partie de la vie : « Une vie matérielle qui peut convenir à beaucoup
n’a jamais pu m’accommoder ; et, à présent que pour nous elle pourrait
remplacer celle des illusions, il est impossible qu’elle me
satisfasse assez pour me donner du plaisir d’être habitant de la
terre. »
C’est ainsi qu’il parlait à ses amis Schnetz
ou Navez ; mais avec M. Marcotte il s’ouvrait encore davantage. La société
italienne lui convenait peu ; au milieu d’un agrément extérieur, il n’y
trouvait pas la satisfaction intime, ni ce sentiment de sévérité et de vertu
que son éducation protestante lui rendait plus nécessaire que cela n’arrive
habituellement chez les artistes. Il lui aurait fallu une compagne de
« ce caractère doux, simple et aimant, que l’on trouve,
disait-il, dans nos montagnes, et qui, lorsqu’il est joint à l’esprit
naturel et même à une instruction solide, est plus fait pour
plaire »
. Mais en le regrettant, il se disait : C’est trop tard. Un coin de roman et de haute ambition de cœur
s’était secrètement logé en lui, et, recouvert en silence, lui rendait
fastidieux tout le reste. Il rassemblait donc toutes les objections quand il
répondait à son ami qui le sollicitait tendrement sur ce point sensible, et
il se contentait de rendre hommage à une condition morale qu’il appréciait
si bien, et dont les douceurs, s’il avait pu s’y engager, dont les chagrins
même
eussent sans doute contribué à le
sauver :
Combien je me rappelle, disait-il à M. Marcotte, ce que Mme Walckenaer m’a dit souvent, que les soucis, les chagrins que l’on peut trouver dans l’état du mariage sont si vifs, qu’elle n’oserait conseiller à personne de prendre l’obligation si sérieuse d’élever une famille ! Je me souviens que mon excellente mère avait la même idée : je la comprends parfaitement, tout en disant pourtant que tous ces chagrins donnent à la vertu un caractère si touchant et si désintéressé, qu’on ne peut disconvenir que le bien ne soit à côté du mal.
Je crois en avoir dit assez sur le genre de moralité et de talent qui s’unissaient pour faire de Léopold Robert un artiste à part entre tous ceux de notre âge. Ceux qui voudraient plus de détails les trouveront avec plaisir dans l’ouvrage de M. Feuillet de Conches. Cet ouvrage qu’on réimprime de temps en temps est de nature à s’augmenter à chaque édition nouvelle. Un moment viendra où il sera possible, je le crois, à M. Feuillet de Conches de tirer de la précieuse correspondance qu’il possède assez d’extraits suivis pour qu’un second volume s’ajoute au premier. C’est à lui qu’il appartient de le faire, choisissant avec goût, coupant à propos, donnant à connaître tout l’artiste, tout l’homme, et ne s’arrêtant qu’en deçà de ce qui paraîtrait redite et satiété. Accroissons le plus possible le nombre de ces livres naturels, où des esprits et des cœurs vivants se montrent avec sincérité et apportent une expérience de plus dans le trésor de l’observation humaine.