II. (Fin.)
Elle était étonnante l’influence que les principaux médecins exerçaient dans ce temps-là en France sur leurs malades de la haute société, et surtout sur les personnes du sexe ; elles avaient pour eux une confiance tendre et soumise, et leur admiration sans bornes était accompagnée des attentions les plus recherchées. Je ne saurais comparer les sentiments de ces dames pour leurs médecins qu’à ceux que leurs grand-mères avaient, à la fin du siècle de Louis XIV, pour leurs directeurs ; et, dans le fait, la préférence que de nos jours le corps avait obtenu sur l’âme explique assez ce déplacement d’affections.
C’est en ces termes qu’un moraliste de société, le duc de
Lévis, commence un chapitre assez piquant sur les médecins qui étaient en
vogue vers 1774 ; et au nombre des conditions requises alors pour réussir,
indépendamment des talents propres à la profession, il met un esprit délié,
la connaissance et l’usage du monde, des manières agréables : « Mais,
avant tout, il fallait qu’ils eussent ou qu’ils feignissent un cœur sensible. »
On retrouve quelque chose de
ce soin et de cette prétention dans les
éloges de
Vicq d’Azyr. A-t-il à parler (13 août 1779) d’un médecin et chirurgien
irlandais, David Macbride, il insistera particulièrement sur les qualités
que doit réunir un médecin des femmes et particulièrement un
accoucheur :
Nées, dit-il, pour la peine autant que pour le plaisir, dévouées en quelque sorte à l’éducation et au bonheur des hommes, destinées à leur fournir le premier aliment et à leur prodiguer les premiers soins, exposées à un grand nombre d’infirmités et de maladies dont cette noble fonction est la source, les femmes ont toujours eu l’intérêt le plus vif à s’occuper de leur santé et à choisir un médecin habile. Celui dont elles ont jugé la sensibilité et les connaissances proportionnées à leur tempérament et à leur caractère ; celui auquel elles ont révélé les secrets d’une constitution faible et délicate ; celui qu’elles ont en même temps chargé de la conservation de leurs enfants, et des mains duquel elles les ont reçus, est devenu pour ainsi dire nécessaire à leur existence ; le perdre est un malheur qu’elles ressentent vivement : que l’on juge d’après cette réflexion des regrets que la mort de M. Macbride excita parmi les dames les plus respectables de Dublin…
Dans ce petit couplet en l’honneur des femmes et dont le docteur de Dublin n’était que le prétexte, Vicq d’Azyr songeait aux médecins en vogue à Paris et dont le nom circulait dans l’auditoire ; il songeait certainement à Lorry, l’un des plus savants et des plus gracieux docteurs d’alors, l’un des principaux appuis de la Société royale naissante, et duquel, ayant à prononcer l’éloge quelques années après (31 août 1784), il dira :
… Il plaisait sans efforts. Il n’avait pas besoin, pour paraître affable, d’étudier ses gestes, de donner à un corps robuste des attitudes contraintes, d’adoucir l’éclat de sa voix, de réprimer la fougue de sa pensée, de cacher les impulsions d’une volonté absolue (c’était une allusion sans doute à quelque confrère moins favorisé) : la nature l’avait fait aimable ; c’est-à-dire qu’en lui donnant de la saillie, de la finesse et de la gaieté, elle y avait joint cette sensibilité, cette douceur, sans lesquelles l’esprit est presque toujours incommode pour celui qui s’en sert, et dangereux pour ceux contre lesquels il est dirigé. Son aménité se peignait dans ses manières, dans ses discours, dans ses conseils… Ce caractère devait surtout plaire aux femmes. Douées d’une sensibilité exquise et exposées à un grand nombre de souffrances, elles sont surtout intéressées à chercher un consolateur dans leur médecin. M. Lorry eut la plus grande part à leur confiance…
C’était de ce même M. Lorry qu’une femme de qualité disait, en
le recommandant à une de ses amies : « Ce pauvre M. Lorry, il est si
au fait de tous nos maux, que l’on dirait qu’il a lui-même
accouché. »
Ce mot familièrement spirituel n’est pas, comme bien
l’on pense, dans le discours de Vicq d’Azyr : celui-ci, en effet, observe
les tons, respecte les nuances, fait entendre ce qu’il ne dit pas, et,
répondant aux détracteurs de M. Lorry qui l’accusaient de trop efféminer la
science et d’amollir le caractère de la profession en vue du succès :
Mais s’il ne devait cet accueil, remarquait-il, qu’aux impressions d’une âme douce et compatissante, à cette pénétration, à cette sagacité particulières qui font deviner aux uns ce que les autres n’apprennent que par de longs discours, à cet art d’interroger la nature sans soulever le voile de la décence et sans alarmer la pudeur, combien ces considérations ajouteraient à notre estime pour M. Lorry !
On dit volontiers du mal de la rhétorique, et à moi-même cela a pu m’arriver quelquefois : pourtant dans ces genres officiels et où la cérémonie entre pour quelque chose, dans ces sujets que l’on ne choisit pas et que l’on ne va point chercher par goût, mais qui sont échus par le sort et imposés avec les devoirs d’une charge, il y a un art, une méthode et des procédés de composition qui soutiennent et qui ne sont nullement à dédaigner ; si on peut les dénoncer et les blâmer par instants en les voyant trop paraître, on souffre encore plus lorsqu’ils sont absents et qu’au lieu d’un orateur on n’a plus devant soi qu’un narrateur inégal, à la merci de son sujet, avec tous les hasards de la superfluité ou de la sécheresse. Vicq d’Azyr laisse trop voir sans doute ses intentions et ses moyens ; son art n’est pas de ceux qui se dérobent : chez lui pourtant ce qu’on est en droit d’appeler la rhétorique ne se sépare jamais de l’idée et de l’emploi même du talent.
Il a dans son talent une qualité dont rien ne dispense et ne tient lieu, je veux dire la fertilité. Il ne se refuse en chemin aucun des développements qui se présentent, et on pourrait croire qu’il les recherche ; mais il les fournit toujours avec aisance, et il les remplit sans s’épuiser. Quand ces développements concernent l’art même dont il traite et les sciences dont il est l’organe, ce ne sont point à proprement parler des lieux communs, ce sont des parties intégrantes et naturelles de son sujet. Ainsi, dans l’Éloge de M. Navier, je distingue un passage sur les épidémies dans les campagnes, un autre sur les caractères odieux du crime d’empoisonnement : ainsi dans l’Éloge de M. de Lassone, un passage sur les maladies des vieilles filles ; dans l’Éloge de M. Lorry, une description des maux de nerfs et vapeurs : ce sont là des ressources et des secours qui naissent du fonds, et qu’il appartient ensuite au narrateur habile de bien disposer et de mettre en valeur. Mais ce qui semble moins nécessaire et ce qui est une richesse tout à fait heureuse chez Vicq d’Azyr, ce sont les vues morales qu’il mêle continuellement à ses récits. Nous l’avons vu parler de la jeunesse avec feu et sympathie, en s’identifiant avec elle ; il ne parle pas moins bien de l’âge mûr et de la vieillesse. Dans son Éloge de Gaubius, médecin et professeur de Leyde, il nous le montre survivant à ses autres collègues contemporains, et, jusque dans les chaires voisines de la sienne, n’étant plus entouré que de disciples, réunissant enfin toutes les jouissances d’une vieillesse robuste, savante et respectée ; et il continue par cette réflexion pleine de charme :
Il est donc dans les différents âges de la vie des consolations et des récompenses pour ces hommes courageux qui se dévouent tout entiers au travail et à l’étude. L’ardente jeunesse se presse de vivre ; elle prodigue des années pour quelques moments de gloire, et jamais elle ne se plaint lorsqu’elle a frappé ce but. Dans l’âge mûr on commence à jouir du passé, on connaît mieux la valeur du présent et l’on espère encore de l’avenir. Dans la vieillesse, à mesure que l’existence physique s’éteint, l’homme illustré par ses talents voit s’accroître la vaste carrière de la célébrité ; le court avenir qui lui reste se confond aisément avec celui que la postérité lui prépare, et s’agrandit par cette compensation heureuse ; tout l’invite à se rappeler avec délices les époques les plus brillantes de son histoire, et peut-être l’habitude que l’on a de vivre, jointe à cette douce illusion, est-elle plus que suffisante dans ces derniers moments pour détourner l’idée importune et fatigante d’une mort prochaine.
On peut se demander (et il le faut même pour avoir une idée précise de l’homme) quels étaient les sentiments philosophiques de Vicq d’Azyr sur la mort, sur la vie, sur Dieu, sur la Providence, toutes questions que les hommes de son temps étaient si prompts et si décisifs à trancher. Rien n’autorise à penser qu’à cet égard il se séparât bien nettement de la plupart des médecins et des savants du xviiie siècle ; mais ce qui ressort de plusieurs de ses discours, c’est que du moins il ne prenait aucune part au fanatisme négatif dont plus d’un était atteint, et que Condorcet, par exemple, professait. Il est tel passage singulier et significatif où Vicq d’Azyr semble même demander grâce autour de lui pour l’idée de Providence, et où il essaie de l’introduire. Ainsi, dans ce même Éloge de Gaubius, montrant ce médecin qui se prodigue avec dévouement dans une épidémie à Amsterdam et qui échappe cependant au danger, il ajoute :
C’est une sorte de miracle que de voir les médecins placés dans le foyer de la contagion, tout couverts, pénétrés même de ses miasmes, échapper souvent à ses coups. Ces différents virus étant du nombre de ceux qui agissent sur les nerfs, n’est-il pas vraisemblable que ces organes raffermis par le courage et fortifiés par un bon régime s’accoutument peu à peu à leurs impressions, de manière à pouvoir enfin les braver ? Ou, si cette raison ne paraît pas suffisante, pourquoi se refuserait-on à croire que la Providence couvre de son égide une classe d’hommes qui sont les instruments de sa bienfaisance au milieu des fléaux de l’humanité ?
Il est évident qu’il y a ici un faux respect humain qui tient en échec et qui arrête l’instinct naturel de Vicq d’Azyr. Dans un temps où le souffle général et le cri d’alentour eussent été pour la Providence, il n’eût pas pris tant de précautions, et il n’eût pas hésité. De même pour l’immortalité et pour l’avenir des destinées humaines : rendant compte, dans son Éloge de Buffon, des Époques de la nature et rappelant l’hypothèse finale du grand naturaliste lorsqu’il peint la lune déjà refroidie et lorsqu’il menace la terre de la perte de sa chaleur et de la destruction de ses habitants :
Je demande, s’écrie-t-il, si cette image lugubre et sombre, si cette fin de tout souvenir, de toute pensée, si cet éternel silence n’offrent pas quelque chose d’effrayant à l’esprit ; je demande si le désir des succès et des triomphes, si le dévouement à l’étude, si le zèle du patriotisme, si la vertu même, qui s’appuie si souvent sur l’amour de la gloire, si toutes ces passions, dont les vœux sont sans limites, n’ont pas besoin d’un avenir sans bornes ? Croyons plutôt que les grands noms ne périront jamais ; et, quels que soient nos plans, ne touchons point aux illusions de l’espérance ; sans elles, que resterait-il, hélas ! à la triste humanité ?
Immortalité purement nominale et bien vaine ! Voyons-y du moins un symptôme. Vicq d’Azyr aurait aimé à croire à l’immortalité de l’être, de même qu’il aurait incliné à se confier en la Providence : c’était une velléité de son cœur et de son talent ; il chérissait l’espérance. C’est tout ce qu’on peut dire de lui au milieu des doctrines positives et naturalistes qu’il tempérait et variait dans l’expression, sans les presser d’ailleurs autrement et sans les modifier au fond.
Pour en revenir aux qualités littéraires de ses éloges, il n’est pas
seulement touchant et affectueux, il est souvent spirituel et fin. Dans
l’Éloge de Lieutaud, de ce docteur peu avenant qui
fait contraste aux grâces de Lorry, et qui avait gardé même à la Cour un reste d’esprit professorial, il le montre néanmoins
habile. Avant d’être à Versailles et pendant qu’il pratiquait la médecine à
Aix, Lieutaud avait lu avec des yeux sévères un traité de Sénac, premier
médecin du roi ; il envoya ses réflexions critiques à un libraire de Paris
pour les publier, mais avec permission de les communiquer auparavant à
l’auteur qu’elles intéressaient. Sénac, averti, profita des remarques, et en
même temps il s’empressa d’informer Lieutaud qu’il avait obtenu pour lui la
place de médecin à l’infirmerie royale à Versailles. Lieutaud, cela est tout
simple, ne publia point sa réfutation : « Tous les deux firent alors
ce qu’ils se devaient, nous dit Vicq d’Azyr, et ils en retirèrent les
avantages qui sont l’effet nécessaire d’une justice réciproque. Il n’est
pas permis de soupçonner les intentions des hommes qui se font
mutuellement du bien. »
Il y a aussi dans sa manière quelques traits de force et d’énergie. Par
exemple, dans l’Éloge de M. de Montigny, amateur des
sciences et des arts et administrateur éclairé, il nous le fait voir dans sa
jeunesse tout près d’entrer dans une compagnie célèbre3 qui façonnait tous ses membres à son
usage, mais contrarié heureusement
dans son désir
et se félicitant plus tard d’avoir échappé au danger des sectes, dont le
grand inconvénient, dit Vicq d’Azyr, est « de ne voir dans le monde
entier que deux partis, l’un pour lequel on ose tout, et le parti opposé
contre lequel on se permet tout »
. Lémontey admirait fort ces
traits et plusieurs autres qui prouvent également l’écrivain aguerri.
Je sais des juges plus sévères et qui, sans avoir étudié de bien près Vicq d’Azyr, le rejettent à première vue et le rabaissent beaucoup trop dédaigneusement en ne le prenant que par ses défauts fleuris. À ces juges impétueux et qui sont sujets à secouer du geste la balance, il y aurait, s’ils daignaient écouter, à opposer maint passage excellent de ton, irréprochable de pensée et de goût : tel est, dans l’Éloge de M. de Lassone, ce morceau exquis sur Fontenelle et que peu de personnes ont lu, car l’Éloge de Lassone n’a pas même été recueilli dans les Œuvres de Vicq d’Azyr :
Plusieurs médecins, dit-il, se sont vantés d’avoir compté Fontenelle parmi leurs malades, quoique ce philosophe si paisible et qui a vécu si longtemps n’ait dû que rarement avoir besoin des secours de notre art : M. de Lassone se félicitait seulement de l’avoir eu pour protecteur dans sa jeunesse, et pour ami dans un âge plus avancé. Il n’oublia jamais les avis que ce respectable vieillard lui avait donnés et qu’on ne saurait répéter trop souvent : « Empêchez, s’il se peut, lui disait Fontenelle, que vos amis ne vous louent à l’excès ; car le public traite à toute rigueur ceux que leurs partisans servent trop bien. Profitez, s’il y a lieu, de la critique sans y répondre, et sans vous en offenser ; car sa blessure en elle-même est légère, elle ne s’aigrit que par le mouvement. Surtout ne soyez d’aucune secte, et n’affaiblissez pas la cause de la vérité par la colère. Souvenez-vous que la sagesse consiste plus souvent à se taire qu’à parler ; car il est toujours temps de penser, mais il ne l’est pas toujours de dire ce qu’on pense. Fidèle à ces principes, suivez votre goût pour les lettres, et vous obtiendrez des gens de bien une sanction sans laquelle les plus grands talents n’ont rien qui soit digne d’être envié. »
Certes, celui qui fait ainsi parler les grands esprits, et qui met dans leur bouche un sens si juste avec des paroles si complètes, est lui-même de leur postérité à bien des égards, et, si on ne le cite qu’au second rang, il ne fait pas d’injure au premier.
Faut-il maintenant s’étonner qu’à la mort de Buffon, l’Académie française, ou plutôt la société parisienne tout entière qui allait entendre les éloges de Vieq d’Azyr comme elle allait applaudir au Lycée les leçons de La Harpe, aient désigné d’une commune voix l’éloquent médecin pour succéder au roi des naturalistes et pour le célébrer ? Ce jour, pour Vicq d’Azyr, fut peut-être le plus beau de sa vie, et ce fut une des dernières fêtes brillantes de l’ancienne société française. Le jeudi 11 décembre 1788, malgré la rigueur de l’hiver, l’affluence était considérable au Louvre ; le prince Henri de Prusse faisait partie de l’assemblée. Saint-Lambert, directeur de l’Académie, recevait Vicq d’Azyr et lui répondait ; l’abbé Delille couronnait la séance par la lecture de deux morceaux de son poème de L’Imagination.
Vicq d’Azyr, selon la remarque de Grimm, prit, en louant Buffon, le parti le
plus sûr et le plus fait pour être approuvé généralement ; ce fut de
l’analyser avec suite, avec étendue ; il y mêla de l’éclat, et en quelques
endroits il sut s’élever sur les pas de son modèle. Ce qui manque pourtant à
ce discours, c’est l’originalité ; Vicq d’Azyr s’y montre ouvert à tous les
courants d’opinions et de jugements de son siècle. Mais le sujet principal
est bien embrassé et développé ; Buffon y est caractérisé par cet amour du grand qui le distingue en toutes choses. Il y est
apprécié à sa hauteur comme savant : « Pour savoir tout ce que vaut
M. de Buffon, il faut, messieurs, l’avoir lu tout entier. »
On a
dit de nos jours que Buffon n’avait été apprécié à ce titre de savant et non
plus seulement d’écrivain que depuis une quinzaine d’années. Ceux qui
parlent ainsi n’avaient
pas présent au souvenir
le remarquable passage où Vicq d’Azyr commente ce mot de Buffon :
« Voilà ce que j’aperçois par la vue de l’esprit »
, et où
il le montre dans ses diverses théories faisant en effet tout ce qu’on peut
attendre de l’esprit, devançant l’observation, et arrivant au but sans avoir
passé par les sentiers pénibles de l’expérience. M. de Humboldt lui-même,
qui a dit en son Cosmos : « Buffon, écrivain grave
et élevé, embrassant à la fois le monde planétaire et l’organisme
animal, les phénomènes de la lumière et ceux du magnétisme, a été dans
ses expériences physiques plus au fond des choses que ne le
soupçonnaient ses contemporains »
; M. de Humboldt, en parlant
ainsi, avait oublié l’hommage éclairé rendu à Buffon par Vicq d’Azyr, et que
le sien propre ne fait que confirmer par des raisons scientifiques
nouvelles61.
Toute la fin de ce discours sur Buffon était consacrée à la louange des amis
dont le grand naturaliste s’était entouré dans la dernière année de sa vie,
c’est-à-dire de Mme Necker, de M. Necker redevenu
ministre, et en qui reposaient en ce moment les destinées de la France. Vicq
d’Azyr entre à pleines voiles dans ces espérances et ces illusions que
presque tous partageaient alors, et, y joignant le tribut d’une imagination
naturellement bienveillante, il ne voit devant lui que des pronostics de
bonheur. Il célébrait avec effusion en Louis XVI « le chef d’une
nation éclairée, régnant sur un peuple de citoyens ; roi par la
naissance, mais de plus, par la bonté de son cœur et par sa sagesse, le
bienfaiteur de ses peuples et le restaurateur de ses
États »
.
La reine elle-même venait, à la mort de Lassone, de choisir Vicq d’Azyr pour son médecin ; tout le favorisait, et, à peine arrivé à l’âge de quarante ans, il se voyait, dans toutes les directions, au sommet de la plus belle et de la plus enviable carrière. Je n’ai point parlé de lui comme savant, comme anatomiste ; ceux qui sont compétents en ces matières lui accordent de l’étendue, des vues comparatives, et une faculté de généralisation qui ne nuisait nullement chez lui à l’examen du détail et à ses travaux particuliers comme observateur. Déjà il avait indirectement répondu (dans son Éloge de M. de Lamure) à ceux qui lui reprochaient de se trop répandre :
Pourquoi, dit froidement la critique, faire tant de choses à la fois ? Mais est-on le maître de fixer sur un seul point l’activité d’un esprit qui s’applique à tout ? qui sait s’il ne faut pas que plusieurs efforts concourent en même temps à l’agrandir ; si cet état violent n’est pas indispensable pour que les grandes combinaisons s’opèrent ? et pourquoi voudrait-on que la jeunesse et la vigueur de l’âme obéissent à des lois que nul n’a droit de leur dicter ?
Vicq d’Azyr avait à un haut degré le sentiment de la connexion et de la solidarité des sciences : en ce sens il avait l’esprit éminemment académique et encyclopédique, et, s’il nous paraît de loin aujourd’hui avoir été avant tout de la famille de ceux qui sont des messagers publics et des organes applaudis, nul ne peut dire de cet homme de talent sitôt moissonné, qu’il n’eût pas été aussi, à d’autres moments, un investigateur heureux et un inventeur.
Cependant la scène change ; dans cette existence d’un éclat croissant et
d’une gloire jusque-là facile, les ombres vont s’introduire et se mêler par
degrés et de plus en plus au tableau. En devenant médecin de la reine en
1789, Vicq d’Azyr va entrer dans tout un ordre de troubles, d’inquiétudes et
de confidences pour lesquels
il n’était pas assez
fortement trempé. Nous ne pouvons que deviner le rôle qu’il tint en ces
trois années agitées et périlleuses, depuis le 5 octobre jusqu’au 10 août.
On ne se défie pas d’un médecin, il a ses entrées à toute heure ; les notes,
les avis passaient sans cesse par le canal de Vicq d’Azyr et allaient de la
reine à ses amis ou de ceux-ci à la reine. On en a la preuve dans les
mémoires du ministre américain en France, Gouverneur Morris. En
janvier 1790, Morris a-t-il à faire parvenir au roi un avis sur la marche à
suivre, en désapprouvant son idée de se rendre à l’Assemblée pour y déclarer
qu’il se met lui-même à la tête de la Révolution, ce qui paraît à Morris
d’une faible et dangereuse politique : « Cette note, dit-il dans son
Journal, fut remise à la reine par son médecin
Vicq d’Azyr. »
Deux ans après, en janvier 1792, Morris est-il
sur le point de partir pour Londres : « Vicq d’Azyr, le médecin de la
reine, est venu ce matin, dit-il encore, pour me demander de la part de
Leurs Majestés de communiquer au roi et à la reine tout ce que je
pourrai apprendre en Angleterre de nature à les intéresser. »
Ce
ne sont que des indications, mais qui donnent le sens de tout un rôle suivi
que l’on peut assez conjecturer.
Vicq d’Azyr sentait bien, dans ces diverses démarches, qu’il pouvait quelquefois se compromettre : il tâchait de concilier le zèle et la prudence. En servant la reine il obéissait à l’affection, au respect. Il était libéral à la Cour, on peut le penser, et plus optimiste qu’il n’était permis de l’être alors ; la reine l’appelait d’un ton de reproche aimable : Mon philosophe. Vicq d’Azyr, lié avec un grand nombre des promoteurs et des meneurs de la Révolution, ne se rendait à l’évidence qu’à l’extrémité ; il persistait à ne pas voir les choses aussi en noir qu’elles se prononçaient et éclataient de toutes parts à bien des yeux, et il ne désespérait qu’à son corps défendant pour ainsi dire. Tel du moins je me le figure.
Il poursuivait en apparence et avec le même zèle ses travaux de savant, et
continuait de remplir ses fonctions de secrétaire de la Société royale.
L’Éloge de Franklin qu’il prononça en ces années
(14 mars 1791) eut de la célébrité ; on en a retenu le début : « Un
homme est mort, et deux mondes sont en deuil… »
Cet éloge, qui
n’a jamais été imprimé, fut le chant du cygne de
l’orateur. Les dangers croissants de la famille royale, ces douleurs de
chaque jour dont il était témoin et dépositaire, laissaient des empreintes
profondes dans l’âme de Vicq d’Azyr et ébranlaient sa sensibilité ; il s’y
voyait à son tour immiscé et compromis. Après le 10 Août, ses craintes
s’accrurent et l’envahirent. Il semblait avoir à l’avance décrit et prédit
son état moral, lorsqu’en mars 1784, dans l’Éloge de
Sanchez, médecin de la cour en Russie sous Ivan et devenu victime
des révolutions de palais, il avait dit :
M. Sanchez, honoré de la confiance intime de la régente, ami du maréchal Münnich, accusé de liaisons avec Mme Gloxin…, M. Sanchez avait plusieurs raisons pour se croire au nombre des proscrits. Depuis ce moment, point de repos, point de sommeil ; il croyait toujours voir un glaive arrêté sur sa tête. M. Sanchez était naturellement faible, non de cette faiblesse qui se prête aux impressions du vice et qui fait oublier la vertu, mais de celle qui se laisse accabler par le malheur et qui reste sans force au milieu de l’infortune.
En d’autres temps Vicq d’Azyr avait montré plus d’un genre de courage : il avait fait preuve du courage du médecin en combattant hardiment l’épizootie de 1774 et en se plongeant, pour les purger, dans les foyers d’infection ; il avait fait preuve de courage civil lors de la fondation de la Société royale, en tenant tête de si bonne grâce aux attaques et aux assauts de la Faculté irritée : mais ici, dans un état social sans garanties et où toutes les passions sauvages étaient déchaînées, il se trouva faible et sans défense devant un nouveau genre de périls. Son imagination tendre, aux prises avec des tableaux constamment funestes, s’en imbut et se terrifia. C’est le témoignage qu’ont rendu de lui tous les contemporains. L’Académie française, comme toutes les sociétés savantes, était menacée d’une prochaine suppression. À la fin de juin 1793, l’abbé Morellet avait été fait directeur, et Vicq d’Azyr chancelier ; ils furent les derniers officiers de l’ancienne Académie, qui se vit bientôt après supprimée, par décret du 8 août. Il fallut pourvoir à l’inventaire et à la remise des registres et papiers :
Marmontel (secrétaire perpétuel) était absent, nous dit Morellet ; le chancelier Vicq d’Azyr, frappé d’une terreur extrême, assez bien fondée sur l’aversion des patriotes pour la reine dont il était le médecin, ne se serait montré pour rien au monde. La corvée retombait donc sur moi, et je me rendis au Louvre…
La terreur de Vicq d’Azyr nous est encore mieux attestée par une pièce authentique qui est de sa main et dont je dois communication à M. Dubois (d’Amiens), secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine, l’un des successeurs de Vicq d’Azyr et conservateur actuel de ses papiers. La Convention nationale avait invité tous les citoyens à recueillir eux-mêmes dans leurs caves le nitre ou salpêtre nécessaire pour la fabrication de la poudre de guerre. Le Comité de salut public avait publié une instruction à ce sujet. Vicq d’Azyr, membre et, je crois, président de la commission chargée de surveiller la préparation du salpêtre dans la section du Muséum, aspirait à se signaler par son zèle dans cette fonction patriotique, et désirait racheter par là ce qu’on pouvait lui reprocher pour ses antécédents royalistes. Il adressa donc, soit à la Convention, soit aux membres du Comité de salut public, une lettre dont il existe quantité de brouillons de sa main ; aucune rédaction ne lui paraissait assez républicaine, assez emphatique, et à la hauteur, comme on disait, des circonstances. Je donnerai ici l’une de ces versions, qui montre à quel point ces grands mots tout chargés de foudre cachent souvent de timides pensées ; plus l’auteur tremble, et plus il grossit sa voix :
Citoyens représentants, écrivait Vicq d’Azyr, vous avez dit un mot, et le sol de la liberté, labouré d’une manière nouvelle, produit une abondante moisson de salpêtre. Ce sol s’est soulevé tout entier contre les tyrans. Dans chacun de ses points reposait une portion du feu vengeur qui doit les frapper, et de chacun de ses points aussi s’élève le tribut redoutable dont la foudre républicaine va se grossir. Semblable à ce météore terrible qui, formé de mille courants divers, menace du haut de la nue les sommets escarpés et semble être destiné par la nature à maintenir l’égalité physique sur le globe, la foudre révolutionnaire qui est en vos mains, et que dirige habilement votre génie, continuera de renverser les trônes, fera tomber les têtes superbes qui voudraient s’élever au-dessus du niveau que vous avez tracé ; elle établira l’égalité politique et (l’égalité) morale, qui sont les bases de notre liberté sainte…
Voilà jusqu’où l’exaltation de la peur et l’espoir de se faire pardonner de Couthon, Saint-Just et consorts, pouvaient conduire le ci-devant médecin de la reine, un écrivain académique élégant.
Une leçon littéraire à tirer de ceci, c’est que bien des gens, tribuns ou poètes, veulent se donner des airs féroces en temps de révolution, ils ne sont qu’ampoulés.
Pardonnons ici à la faiblesse humaine et passons. Vicq d’Azyr ne vit pas la
chute de Robespierre. Obligé d’assister à la fête de l’Être Suprême et
d’accompagner le bataillon de sa section, il y reçut sa dernière atteinte
morale et y contracta, sous un soleil ardent, la maladie
dont il mourut, le 20 juin 1794, à l’âge de quarante-six
ans. Dans le transport de la fièvre, il ne cessait de parler du Tribunal
révolutionnaire ; il croyait voir Bailly, Lavoisier, tous ses amis immolés
l’appeler sur l’échafaud : « Ce délire d’un mourant, a dit
éloquemment Lémontey, montra au jour ce qu’était alors en France le
sommeil des gens de bien. »
Vicq d’Azyr est trop oublié, ou du moins, si son nom reste connu, ses ouvrages le sont trop peu. Ses éloges, en y comprenant quelques-uns de ceux qui n’ont pas été recueillis, pourraient donner lieu à une réimpression qui ferait honneur, ce me semble, à la littérature médicale. J’ose recommander cette idée au secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine, qui a déjà rendu un semblable hommage à Pariset. En résumé, il y a de l’intérêt dans les éloges de Vicq d’Azyr, un peu trop de fleurs, et pourtant de la ressemblance et de la vérité. C’est fertile, ce n’est jamais sec. Il se distingue avec avantage du style épigrammatique de d’Alembert et du style opaque de Condorcet. Il a la physionomie et le sourire.